C’est une danse populaire fantasmée, une danse folklorique imaginaire, venue d’une Méditerranée alternative. Faite de réminiscences de mouvements traditionnels de Turquie, du Maroc ou d’Israël, elle est inventée devant nous par un groupe d’hommes qui tentent de célébrer la possibilité d’une union. En 2013, D’après une histoire vraie…, chorégraphie de Christian Rizzo pour huit danseurs et deux batteurs, majoritairement issus du Maghreb et du Moyen-Orient, a fait date au point de tourner du Pérou au Japon pendant plusieurs années. Dedans, des hommes pieds nus, en jean, tout en barbes longues et chemises retroussées, esquissent des unissons et se désaccordent, s’élancent main dans la main et se diffractent au son de batteries qu’ils n’épousent pas toujours et d’une lumière qui, parfois, éclaire le vide entre eux. Cette pièce clé du répertoire contemporain a entraîné dans son sillage une déferlante de créations lorgnant comme elle vers la transe et l’exhumation de gestes anciens, transmis de génération en génération loin des classes instituées. Alors que le Proche-Orient s’embrase et que l’Amérique fête le règne du virilisme, cette pièce entièrement masculine, sur le rêve de confraternité, résonne bruyamment avec l’actualité.
Cette création, je crois, part d’une scène de danse à Istanbul ?
C’est parti du souvenir d’avoir vu entre deux portes, très fugacement, un groupe d’hommes turcs danser ensemble de façon très rapprochée et très joyeuse des mouvements qu’on dirait folkloriques, ou traditionnels ou populaires. Comme tout souvenir, je l’ai peut-être aménagé, voire, inventé. En tout cas, quelques années après avoir assisté à cette scène, m’en restait ça : l’idée d’être dans un pays frontière, bordure, qui n’appartient pas à l’Europe, et l’idée de mecs qui dansent. C’est drôle comme ce souvenir est venu convoquer quelque chose de mon histoire personnelle – mes parents sont nés au Maroc –, quelque chose de cette Méditerranée que je ne connais que comme diaspora. J’ai donc eu l’envie de proposer à des danseurs de différents pays de la région (Espagne, Maroc, Portugal, Turquie ou Israël) d’inventer ensemble une danse, notre danse folklorique à nous, qui mettrait en jeu ce rapport sensible complètement inventé.
Peut-on reconnaître une danse traditionnelle méditerranéenne en particulier ?
Non, on reconnaît de grands invariants, les frappés, les rondes, mais tout vient d’improvisations. Nous avons surtout travaillé avec les danseurs sur l’approche fantasmée qu’ils ont de ces différents folklores. Ce qui m’intéressait était de faire l’expérience d’autres modalités de composition de ces motifs, voir ce qui allait résister de ces danses dès lors qu’on les partageait autrement, dans une communauté imaginaire.
Pourquoi uniquement des hommes ?
Parce que dans mon souvenir ce groupe était uniquement masculin. Surtout, ça m’intéressait de faire exister un panel très large de relations de mecs qui s’affranchiraient des stéréotypes des représentations de corps d’hommes glorieux, de masculin toxique dans lequel je ne me reconnais pas du tout. La pièce n’est faite que de différentes modalités d’attention entre eux.
Vous avez tourné cette pièce au Maroc, en Turquie, en Israël… Que retenez-vous des réactions des spectateurs dans ces différents pays ?
Ce qui m’a marqué, c’est que, quel que soit le pays, beaucoup étaient persuadés qu’on avait travaillé sur leur propre pays ou régions. Les spectateurs bretons voient avant tout un fest-noz, les Turcs ou Marocains reconnaissaient des danses de mariage etc., les gens repensaient aux danses de leurs grands-parents… Ce qui a été très beau dans cette aventure est que chaque danseur a pu jouer la pièce dans son pays d’origine, ce qui n’était pas prévu au début mais c’est comme si cette pièce de groupe avait aussi ramené tout le monde chez soi.
Comment l’équipe vit-elle la concomitance de la reprise de cette pièce et de la guerre au Proche-Orient ?
La pièce montre la tentative, pour un groupe d’hommes du pourtour méditerranéen, de faire communauté et de célébrer la joie d’être ensemble. C’est évident que l’actualité rend le sous-texte de la pièce encore plus fort, on se sent rattrapé par le réel. Et ça nous questionne sur l’avenir même de cette pièce.
D’après une histoire vraie… de Christian Rizzo, du 7 au 9 novembre au CentQuatre à Paris, les 12 et 13 à Annecy, le 23 à Béziers, les 26 et 27 à Albi, puis tournée 2025 à Angers, Périgueux, Colombes, etc.