Le jeune père faisait référence à un appel lancé aux Turcs par Erdogan il y a une dizaine d’années. Le président, qui a lui-même quatre enfants et neuf petits-enfants, avait demandé que chaque couple s’efforce d’avoir au moins trois bambins « avant qu’il ne soit trop tard » et que le taux de natalité ne tombe trop bas pour permettre le renouvellement des générations. En effet, les prévisions récentes de l’office national de statistiques turc (TUIK) inquiètent fortement les politiciens et les démographes.
En difficulté démographique
« On savait tous que le taux de natalité allait baisser. Mais en 10 ans, nous sommes passés d’un taux bas à un taux très bas », constate Mehmet Ali Eryurt du think-tank Fikir Turu. L’analyse détaillée qu’il a effectuée sur la base des données fournies par l’administration enterre pour l’instant les espoirs du président de construire une société forte et peuplée.
La tendance à la baisse est d’ailleurs constante depuis de nombreuses années. Il y a un siècle, une femme turque mettait au monde six enfants en moyenne. Dans les années 80, elle ne donnait plus naissance qu’à quatre enfants, puis à trois dans les années 90. Il y a une décennie, ce chiffre était tombé à 2,1. Aujourd’hui, il n’est plus que de 1,5, un taux historiquement bas qui ne permet plus d’assurer le renouvellement des générations.
Il y a bien sûr des disparités territoriales : dans certaines provinces turques, les femmes ont plus d’enfants qu’ailleurs. Åžanlıurfa, près de la frontière syrienne, affiche le taux de natalité le plus élevé de Turquie avec 3,2 enfants par femme. Cette région, majoritairement peuplée de Kurdes, est fortement ancrée dans les traditions et la religion.
Derya Arslan, une archéologue sans enfants, nous raconte :
« J’y ai travaillé quelques années au début de ma carrière. Un collègue de mon âge avait déjà trois enfants et disait qu’il n’en voulait pas d’autres. Je suis allée à la pharmacie acheter des pilules pour sa femme (en Turquie, la contraception hormonale est vendue sans ordonnance). Il les lui a données, mais elle a refusé catégoriquement de les prendre. Elle pensait que si elle arrêtait de faire des enfants, son mari la quitterait pour une autre. »
Pourtant, l’affirmation quelque peu condescendante des citadins selon laquelle les habitants de la partie orientale de la Turquie se « reproduiraient comme des lapins » ne correspond pas à la réalité. La moitié des 15 provinces qui présentent la plus forte chute du taux de fécondité se situent en effet dans cette partie du pays. Les trois plus grandes agglomérations, Ankara, Istanbul et Izmir, sont également particulièrement frappées par le phénomène : le taux de natalité y est tombé à 1,2 enfant. Le taux le plus faible a été enregistré à Batin, au bord de la mer Noire (1,1 enfant). Alors qu’il y a dix ans, la Turquie enregistrait 1,4 million de naissances par an, ce nombre est désormais inférieur à un million.
Des mères turques plus âgées et plus conscientes
Comment s’explique cette baisse ? Les chercheurs pointent plusieurs causes. Selon Selin Köksal, démographe à l’université de Londres et citée par CNN TURK, l’insécurité économique et les difficultés financières constitueraient un facteur déterminant dans la décision de repousser à plus tard la parentalité. « Pendant la crise économique de 2001-2002, la natalité a reculé de 7 %. En 2023, elle a diminué de 8 % par rapport à l’année précédente », observe-t-elle. Et elle estime que les chiffres des deux années à venir devraient également refléter les difficultés que rencontre la société turque, comme celles engendrées par le tremblement de terre dévastateur survenu au début de l’année dernière.
Mais les problèmes qui touchent les Turcs ne sont pas l’unique cause : la conscientisation et la hausse du niveau d’éducation jouent aussi un rôle. Les Turcs se marient de plus en plus tard : la moyenne d’âge est d’un peu plus de 28 ans pour les hommes et de près de 26 ans pour les femmes. De plus, les jeunes couples ne deviennent pas immédiatement parents. L’âge moyen auquel les femmes donnent naissance à leur premier enfant est aujourd’hui de 27 ans, et l’âge moyen des mères en général est de plus de 29 ans. En revanche, au début du XXe siècle, les femmes de 20 à 24 ans étaient les plus susceptibles d’avoir des enfants.
« Cela s’explique par la hausse du niveau d’éducation dans tout le pays », explique le Dr Alanur Çavlin de l’Institut de recherche sur la population de l’université de Hacettepe, également interrogée par CNN TURK. Selon elle, au moment de prendre la décision d’avoir (ou pas) un enfant, les parents prennent de plus en plus en compte leurs propres besoins ainsi que d’autres facteurs dont ils ne se souciaient pas auparavant.
C’est particulièrement vrai pour les mères, et la tendance s’oriente vers le choix de n’avoir qu’un seul enfant. Le nombre de mineures ayant des enfants a fortement diminué, bien si cela se produit encore. En 2001, le taux de naissances parmi les 15-19 ans était de 49 pour mille, mais il a chuté à 11 pour mille en 2023.
«Pas avec n’importe qui»
Il y a une dizaine d’années, le président ErdoÄŸan a durci son discours, affirmant que les femmes qui n’ont pas ou ne veulent pas avoir de descendance ne sont que des « demi-femmes ». Cette déclaration n’a guère eu d’effet sur les Turques. Une enquête réalisée ces dernières années a révélé que 35 % des couples mariés ne voulaient pas du tout d’enfants. Certains pourraient avoir des enfants, mais ne le souhaitent pas. D’autres voudraient, mais n’en ont pas la possibilité.
« Je voudrais avoir un enfant, mais pas n’importe comment, et pas avec n’importe qui », nous indique Ezgi, enseignante à Samsun. Elle a 44 ans et est divorcée. Elle savait qu’avec son mari, la séparation était plus probable que la naissance d’un enfant – parce que lui, justement, n’en voulait pas. Il a le même âge qu’elle et s’est habitué à mener une vie confortable. Il n’a pas envie de devoir changer des couches.
« En Turquie, les célibataires n’ont pas droit à la fécondation in vitro. D’ailleurs, je voudrais avoir une vraie famille. Mais petit à petit, je me fais à l’idée que ça n’arrivera pas », confie-t-elle.
D’autres Turques ont quant à elles renoncé volontairement à la maternité. La BBC en a interrogé quelques-unes. Voici pêle-mêle les raisons qu’elles invoquent : « Je ne serais pas une bonne mère, je le sais, et j’aimerais que tout le monde soit aussi conscient que moi, au lieu de me traiter d’égoïste et de fainéante » ; « le monde dans lequel nous vivons a tellement changé que le discours selon lequel il serait naturel pour une femme d’avoir des enfants n’a plus de raison d’être » ; « c’est une trop grande responsabilité, un coût financier et émotionnel trop important » ; « je travaille auprès d’enfants depuis 20 ans, et je vois à quel point ils sont malheureux dans le monde d’aujourd’hui » ; « dans un pays comme la Turquie, il est impossible d’être mère et de travailler – or sans travail, on ne peut pas garantir le bien-être de son enfant ».
Une génération de Syriens
Tandis que le nombre de Turcs diminue, des Syriens affluent au pays du Bosphore. Selon les chercheurs de l’université de Haceteppe, le taux de natalité chez les réfugiés syriens présents sur le territoire turc s’élève à 5,3 enfants par femme, un chiffre élevé, surtout en comparaison avec la période avant la guerre civile, où les Syriennes donnaient naissance à un peu plus de 3 enfants en moyenne dans leur pays. Les chercheurs l’expliquent par le fait que pendant la guerre, les Syriens ont renoncé à agrandir leur famille, pour finalement le faire une fois réfugiés dans un pays sûr. Une autre explication est sans doute que la majorité des migrants vient du nord de la Syrie. Dans cette région, la fécondité avant la guerre était supérieure à la moyenne.
« Deux enfants par la main, un dans les bras, enceinte jusqu’aux dents… ! Je lui propose un moyen de contraception, elle n’en veut pas. Que dirait son mari si elle arrêtait d’enfanter ? Un autre monde ! » C’est ce que me raconte le docteur Hatice Karahan, une gynécologue qui vient en aide aux réfugiés par l’intermédiaire d’une fondation d’Izmir.
Cet autre monde, il y a longtemps que les Turcs le redoutent. Les conséquences de l’afflux de migrants, y compris ceux venant désormais d’Afghanistan et d’Irak, sur la démographie du pays sont un sujet récurrent, non seulement dans les discussions en ligne, mais aussi lors des campagnes électorales, d’autant que certains réfugiés ont obtenu la nationalité turque, ce qui suscite le mécontentement de la population.
Les chercheurs ont élaboré plusieurs projections de l’évolution de la natalité chez les réfugiés. La première, qu’ils considèrent comme la plus réaliste, prévoit qu’à terme, ils donneront eux aussi naissance à 1,5 enfant en moyenne ; la seconde suggère que leur taux de fécondité reviendra à son niveau d’avant-guerre ; et la troisième, bien que jugée moins probable, envisage que la tendance actuelle se maintiendra.
Aucune de ces projections ne satisfait les Turcs, qui restent sceptiques face aux affirmations de l’office de l’immigration selon lesquelles les naissances parmi les Syriens auraient diminué de 20 % ces dernières années. La plupart d’entre eux compte sur une normalisation des rapports entre les pays (un processus qui a débuté avant les vacances) pour que les réfugiés et leurs enfants soient renvoyés dans leur pays d’origine.
Même dans ce contexte, il est peu probable que les Turcs se sentent suffisamment rassurés pour réaliser le rêve présidentiel des trois enfants. Avant les vacances, l’AKP a convoqué d’urgence un conseil démographique. La ministre de la Famille Mahinur Özdemir GöktaÅŸ a présenté un projet de soutien aux mères turques. Les modifications des textes de loi prévoient notamment un allongement du congé de maternité rémunéré ainsi que la mise en place de programmes d’aide, tels que le 800+ pour les familles nombreuses. Les politiques envisagent également des aides pour la garde d’enfants en crèche. Et ils assurent, le ministre des finances Mehmet ÅžimÅŸek en tête, qu’ils n’hésiteront pas à mobiliser les ressources nécessaires pour éviter la catastrophe démographique.