Le président turc vient d’appeler à un référendum sur l’adhésion à l’Union européenne. Face à cela, l’Europe hésite mais doit et peut faire un choix.
«La Turquie chaque jour s’éloigne de l’Europe», met en garde le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Voilà plusieurs mois que les bureaucrates de Bruxelles multiplient les communiqués incantatoires, comme autant de marques d’impuissance.
Face à la Turquie, l’Europe est empêtrée. Elle ne sait que faire, écartelée entre ses valeurs et ses intérêts. Ses valeurs d’abord: droits de l’homme et démocratie, mais aussi respect du droit d’asile. Ce qui devrait la mener à condamner sans ambiguïté la violation de ces mêmes valeurs par la Turquie, à suspendre les discussions pour son adhésion ou refuser de conserver ce pays dans ses institutions. Et puis à accueillir ceux, de plus en plus nombreux, qui frappent à sa porte pour fuir les persécutions.
Mais il y a ses propres intérêts que l’Europe doit tout autant défendre: ne pas se laisser déborder par la montée du populisme et de la xénophobie, auxquels sont sensibles des couches de plus en plus nombreuses de sa population, inquiètes devant l’afflux des migrants. Et puis se protéger des menaces de l’organisation de l’État islamique (EI). C’est ce qui la retient de se couper de la Turquie, laquelle contrôle les frontières par lesquelles passent migrants et djihadistes, accueille près de trois millions de réfugiés, un pays dont les services d’intelligence travaillent, bon an mal an, avec les nôtres et dont l’armée, membre de l’Otan, frappe aussi Daech en Syrie et en Irak.
Le sort de la Turquie nous concerne
Apparemment ces deux préoccupations, valeurs et intérêts, sont donc non seulement contradictoires mais incompatibles. Comment l’Europe peut-elle en sortir? Appliquer des sanctions économiques? Outre que celles-ci seraient contraires à l’Union douanière signée avec ce pays en 1996, que frapperaient ces sanctions? L’électro-ménager, les textiles? Au profit de qui? Pour acheter à des pays d’Extrême-Orient dont les performances en matière de droits humains ne sont pas meilleures? Et subir immédiatement des rétorsions: plus d’achat d’Airbus, ou de centrales nucléaires.
L’économie turque subit déjà l’effondrement des investissements directs étrangers (IDE dont plus des deux tiers proviennent de l’Union européenne), ce qui est en soit une manière de sanction. En revanche, nos États membres seraient mieux avisés s’ils arrêtaient de vendre des armes ou tout matériau pouvant être utilisés par les forces de répression…
Et surtout, il y a urgence à prononcer un jugement net sur l’évolution du régime turc. Son sort nous concerne, ne serait-ce qu’en raison des quelque quatre à cinq millions de Turcs ou de nationaux d’origine turque vivant dans l’UE. Problème: comment le faire sans rompre avec ce pays? Au risque sinon qu’en Turquie, la population, dans sa masse durcisse son hostilité envers l’Europe et l’Occident, tandis que les opposants (qui continuent à manifester ici ou là courageusement) se sentent abandonnés par cette Europe qui constitue toujours un recours possible à leurs yeux.
Sans oublier ce fameux accord sur les réfugiés, conclu en mars dernier avec la Turquie, lequel lie les mains à l’Europe alors que le président Erdogan menace de rouvrir les vannes et laisser des millions de réfugiés et migrants reprendre le chemin de l’ouest. De toute évidence, l’Union européenne doit se libérer du piège dans lequel elle s’est ainsi fourrée. Pour contrer ce chantage, il faudrait mettre en place un dispositif permettant dans la mesure du possible de garder un contrôle sur l’entrée des migrants tout en étant plus respectueux du droit d’asile. L’UE s’efforce, sans succès, d’y parvenir depuis plus de deux années. L’instauration systématique de «hot spots» plus fonctionnels et plus dynamiques pourrait y contribuer, mais cela supposerait une volonté politique des États de l’UE aujourd’hui inexistante.
En finir
La voie est donc étroite. D’autant qu’aussi paradoxal que celui puisse paraitre, il faut laisser «ouvert» le processus d’adhésion à l’Union européenne, de toute façon moribond, qui maintient tout de même un contact, voire un dialogue grâce en particulier aux programmes que Bruxelles subventionne par millions d’euros chaque année (10,5 milliards votés pour 2007-2020), ce qu’Ankara se garde bien de rappeler à son opinion publique.
Si le président Erdogan veut vraiment en finir avec les négociations d’adhésion, il lui suffit de faire voter le rétablissement de la peine de mort ou d’appeler à un référendum comme il vient de le suggérer. Il faut lui laisser et à ses électeurs la responsabilité de la rupture alors qu’il pousse l’Europe à la prendre.
En revanche, l’autre grande instance européenne, le Conseil de l’Europe, pourrait aller plus loin. Ce qui correspond d’ailleurs davantage à sa mission première qui est de veiller au respect de la démocratie et de l’État de droit dans ses quarante-sept pays membres. Déjà lors du coup d’État militaire de 1980, la Turquie avait été suspendue de sa participation à l’Assemblée parlementaire de ce conseil, et menacée d’expulsion.
Le salut viendra du Conseil de l’Europe
Prendre une mesure de ce type aurait bien plus de sens que l’arrêt des négociations par une UE qui, de toute façon, s’est discréditée aux yeux de la Turquie avec ce processus qu’elle a mal emmanché, avant de tergiverser sans fin et de l’humilier. Car le Conseil de l’Europe, c’est autre chose. La Turquie a été un des premiers pays à y adhérer. Elle n’y a pas occupé un strapontin, mais une vraie place: à égalité avec les autres pays. L’existence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (au sein de laquelle siège d’ailleurs un magistrat turc), une de ses principales institutions, est très connue et très positivement perçue en Turquie, dans la société civile jusque dans les replis du pays kurde, et auprès des minorités alévie et arménienne qui y ont souvent fait appel.
Autrement dit, ne pas toucher au processus de négociations dont tout le monde sait qu’il est en coma avancé et qu’il n’y aura de toute façon pas d’adhésion de la Turquie d’Erdogan dans l’Union européenne d’aujourd’hui. Mais marquer le coup en menaçant de sanctionner la Turquie au sein du Conseil de l’Europe.
Ce qui présente trois avantages: d’abord échapper au face à face mortifère entre Bruxelles et Ankara pour élargir la prise de décision à quarante-sept pays; puis inscrire cette suspension dans une continuité historique car elle a déjà été appliquée à la Turquie lors du coup d’État militaire de 1980 (ainsi qu’à la Grèce des colonels et à la Russie pour sa répression des Tchétchènes); enfin donner à cette mesure une véritable portée symbolique car la Turquie est adhérente de plein droit de cette institution, et cela depuis les tout débuts en 1949-50.
Cette menace de suspension n’aura sans doute pas grande influence sur le président Erdogan engagé dans une spirale autocratique pour sa survie politique (voire physique). Mais d’une part, cela constituerait un signal fort en direction des démocrates qui résistent, et pourrait produire un choc au sein des élites turques islamo-nationalistes comme kémalistes. D’autre part, l’Europe adresserait de ce fait un message à ses propres ressortissants, celui de leur montrer que l’Europe ne peut continuer, sans renier ses propres valeurs, à se borner à exprimer pathétiquement ses «regrets» et «inquiétudes» face à la spirale autocratique de la Turquie.
Réaffirmer ce que nous sommes
Il est grand temps, sans couper les liens, que l’Europe affirme: «oui, la Turquie n’est plus conforme aux valeurs européennes». Cela n’aura peut-être pas grand effet sur les Turcs mais pourra nous être bénéfique, à nous citoyens européens, qui réaffirmerions ainsi ce que nous sommes. Une manière de répondre aux populismes qui planent sur notre continent, France inclue.
Ainsi l’Europe réagirait-elle aussi bien au nom des démocrates turques qu’au nom des démocrates européens. N’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi nous appelle l’écrivaine Asli Erdogan de sa cellule de la prison de Barkirköy?
«L’Europe, écrit-elle, doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe”: la démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…»
Et Asli Erdogan d’avertir: «Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie, secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, aussi l’Europe entière.»
♦