La Turquie n’est pas une dictature, mais elle n’est plus une démocratie. Le président Recep Tayyip Erdogan, profitant du coup d’Etat manqué du 15 juillet, a purgé massivement (bien au-delà des supposés putschistes) la fonction publique, muselé l’opposition (notamment le HDP prokurde) et les médias, emprisonné 35 000 personnes, dont des élus et des journalistes, etc. Pour couronner le tout, l’homme fort du pays a annoncé sa ferme intention de rétablir la peine de mort (abolie en 2004) en violation de la convention européenne des droits de l’homme que la Turquie a pourtant ratifiée.

 

Au rythme où se déploie la répression, il n’y aura bientôt plus guère de monde pour s’opposer au référendum que le leader de l’AKP (en qui la plupart des Occidentaux ont longtemps voulu voir une sorte de «musulman-démocrate», comme il existe des «chrétiens-démocrates») veut organiser au printemps prochain pour instaurer un régime présidentiel concentrant entre ses mains l’essentiel des leviers du pouvoir. Dès lors, l’Union européenne, alors que les opinions publiques sont déjà majoritairement opposées à l’adhésion de ce pays perçu comme non européen, peut-elle se payer le luxe de poursuivre les négociations d’adhésion en ignorant la dérive autoritaire de l’Etat turc ?

 

En un mot, oui. En dehors de l’Autriche, «le consensus est plutôt de laisser les Turcs décider eux-mêmes s’ils veulent poursuivre ou pas les négociations, car nous n’avons aucun intérêt à les interrompre»,explique un diplomate. Les capitales européennes estiment que la diplomatie s’accommode mal des indignations morales. «Si nous claquons la porte au nez des Turcs, qui peut croire que cela dissuadera Erdogan d’agir comme il le fait ? poursuit un autre diplomate. Maintenir le processus sous respiration artificielle nous permet de faire pression pour un retour à l’Etat de droit.» Autrement dit, l’Union estime qu’isoler la Turquie ne servira ni la cause des opposants d’Erdogan, qui se retrouveront seuls, ni ses intérêts économiques (énergie, transport) et politiques.

 

En effet, Ankara, qui reste un membre historique de l’Otan, joue un rôle important dans la lutte contre l’Etat islamique, même si les «ambiguïtés», comme on le dit avec componction à Bruxelles, demeurent nombreuses. Par ailleurs, la Turquie s’est engagée à retenir sur son sol les réfugiés syriens à la suite d’un accord conclu avec l’UE au printemps, accord qu’elle respecte à la lettre. Enfin, le processus de réunification de Chypre, dont elle occupe le nord depuis 1974, semble sur la bonne voie. Autant d’éléments de realpolitik qui poussent les Européens à ménager Erdogan.

 

Même le rétablissement de la peine de mort ne signerait sans doute pas la fin du processus d’adhésion, mais son «gel». L’Allemagne, qui accueille 2,5 millions de personnes d’origine turque, dont un million ont acquis la nationalité allemande, ne cache pas qu’elle craint que cette communauté, très politisée et très attachée à son pays d’origine, ne lui crée des problèmes en cas de rupture avec Ankara. Plus pragmatiquement, le SPD, partenaire de la grande coalition au pouvoir à Berlin, voudra maintenir les canaux ouverts, car les Allemands d’origine turque votent principalement pour les sociaux-démocrates.

 

En réalité, l’Union européenne est déterminée à laisser la Turquie décider elle-même de l’avenir de ses relations avec elle, ce que le pays pourrait faire rapidement si son président organise un référendum sur le sujet, comme il l’a annoncé lundi. «Notre politique turque est subtile et ne se prête pas à un résumé en 140 caractères», reconnaît un diplomate français. Les citoyens européens qui aimeraient être rassurés sur les frontières exactes d’une UE en expansion continue devront sans doute s’accommoder longtemps, pour la bonne cause, de cette subtilité…

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