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France 24, le 22/11/2022
Sous le feu de la Turquie et de l’Iran ces derniers jours, les Kurdes sont à nouveau pris pour cibles en Syrie et en Irak. Pourquoi sont-ils dans le viseur de ces deux puissances du Moyen-Orient ? Décryptage avec Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (Cfri) et spécialiste des questions kurdes.
La Turquie a lancé dimanche 20 novembre l’opération « Griffe Épée ». Mardi, elle a frappé plusieurs objectifs dans des zones contrôlées par les forces kurdes en Syrie après de nouvelles menaces du président Recep Tayyip Erdogan de lancer « bientôt » une opération terrestre dans le nord du pays. Depuis quelques mois déjà , Ankara – qui a attribué l’attentat meurtrier perpétré le 13 novembre à Istanbul aux combattants kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et des YPG (Unités de protection du peuple) – convoite précisément la ville symbole de Kobané, reprise aux jihadistes de l’organisation État islamique.
La République islamique d’Iran bombarde de son côté le Kurdistan irakien. Elle accuse des mouvements kurdes d’être à l’origine de la contestation nationale déclenchée par la mort de la jeune Kurde Mahsa Amini, le 16 septembre, après son arrestation par la police des mœurs pour un voile mal ajusté.
Pour comprendre ce qui se joue dans la région et les raisons qui motivent ces tirs croisés en Syrie et en Irak, France 24 a interrogé Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (Cfri) et spécialiste des questions kurdes.
France 24 : Les Kurdes sont sous le feu croisé de la Turquie et de l’Iran, respectivement en Syrie et en Irak. Les deux pays se sont-ils coordonnés pour frapper leurs cibles respectives ?
Adel Bakawan : Il n’existe pas de preuve d’une coordination entre Ankara et Téhéran. En revanche, celle-ci n’est pas totalement exclue. Elle est même logiquement et rationnellement concevable pour gérer, chacun à sa manière, la question kurde. On ne peut que constater que ces deux puissances régionales traversent des périodes critiques. En Turquie, pays plombé par une grave crise économique, Recep Tayyip Erdogan est en mauvaise posture alors que se profile la présidentielle de juin 2023. Le président turc est en grande difficulté politiquement et au cœur de tensions diplomatiques chroniques avec les Occidentaux. La République islamique est quant à elle en proie à un mouvement de contestation s’installant dans la durée et accuse Washington de l’attiser. Or, sachant que ces deux pays voient leur population kurde comme un danger pour l’unité territoriale, le Kurde est le bouc émissaire idéal dont ils ont actuellement besoin.
Pour quelles raisons le président turc se concentre-t-il sur les Kurdes de Syrie ?
Plus on s’approchera du scrutin présidentiel, plus Recep Tayyip Erdogan aura besoin de souder son camp en cherchant à désigner un ennemi qui menace la sécurité du pays, la cohésion nationale et la stabilité. Cela lui permet de se présenter comme le sauveur et le protecteur de la nation auprès de son électorat et de faire oublier son piètre bilan économique. C’est pourquoi il a désigné un coupable : les Kurdes de Syrie, dont le territoire est géré par la branche locale du PKK, mouvement classé comme organisation terroriste par Ankara mais aussi par Washington et l’Union européenne.
Recep Tayyip Erdogan instrumentalise également le rejet des trois millions de Syriens réfugiés en Turquie qui s’exprime de plus en plus au grand jour au sein de la société turque. Cette question est un enjeu électoral sur laquelle il entend capitaliser. Notamment en réalisant sa promesse, bien antérieure à l’attentat d’Istanbul qu’il utilise pour justifier son action en Syrie, de créer une zone tampon entre son pays et les différents territoires contrôlés dans le Nord syrien par des groupes kurdes. En lançant une opération terrestre sur la ville symbole de Kobané, il pourra s’offrir une continuité territoriale entre les zones déjà occupées par l’armée turque et ses alliés, et installer dans la zone tampon, à la place des Kurdes, les réfugiés syriens présents sur son sol.
Et qu’en est-il de l’Iran ? Quel est l’objectif poursuivi par la République islamique en visant des cibles kurdes en Irak ?
En Iran, malgré la férocité de la répression, le pouvoir ne parvient pas à mater le mouvement de contestation en cours depuis le 16 septembre. Téhéran a pourtant essayé de le présenter comme une agitation indépendantiste localisée aux territoires habités par la minorité kurde, afin d’ethniciser la contestation. Les Pasdaran ont même tenté le pari de confessionnaliser ces événements, en les décrivant comme un mouvement sunnite soutenu par l’Arabie saoudite, avec l’appui des Occidentaux et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), qui vise à déstabiliser l’Iran chiite. Toutes ces tentatives de diversion ont échoué car la contestation est nationale. Elle n’est pas seulement visible dans les villes kurdes et baloutches. Et les Iraniens qui y participent ont érigé la jeune victime kurde Mahsa Amini comme un symbole national de leur lutte et un référentiel de la jeunesse du pays.
Cette stratégie de la diversion à l’échelle intérieure n’ayant pas fonctionné, la République islamique regarde du côté de ses ennemis situés à l’extérieur des frontières : l’Arabie saoudite, Israël et le GRK. Sans surprise, il est plus facile de frapper dans le Kurdistan irakien, où se trouvent, depuis une trentaine d’années, les camps du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) et du Komala, la Ligue des révolutionnaires kurdes, un groupe de gauche kurde iranien radical, accusés par Téhéran d’attiser la contestation en Iran. Ces derniers jours, Téhéran a milité auprès du nouveau gouvernement en place à Bagdad, qui est dominé par les courants pro-iraniens, pour qu’il mette la pression sur le GRK afin qu’il chasse le PDKI et le Komola d’Irak. Et cyniquement, les Iraniens savent parfaitement qu’ils peuvent les viser sans déclencher de grandes vagues de protestation, ni à Bagdad, ni du côté des Occidentaux.
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