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Luc Mathieu Suruç
Le Temps – 01/10/2014
Les Kurdes de Turquie observent impuissants l’offensive des djihadistes de l’autre côté de la frontière. Depuis l’assaut fulgurant des combattants de l’Etat islamique mi-septembre, quelque 140 000 Kurdes syriens se sont réfugiés en Turquie.
Kobané est là , juste après le grillage de la frontière turco-syrienne et une voie ferrée. Ses maisons aux murs ocre et aux toits plats se détachent sur une colline terreuse, à moins de 500 mètres. Il n’y a personne, aucune voiture, aucun mouvement dans les ruelles. Pas d’explosions et de tirs non plus. Kobané (Aïn al-Arab en arabe), troisième ville du Kurdistan syrien, assaillie de toutes parts par les djihadistes de l’Etat islamique depuis plus de dix jours, paraissait, mardi midi, endormie. «Pour une fois, l’armée américaine a été efficace. Elle a bombardé lundi soir une de leurs positions dans le village de Dalé, à une dizaine de kilomètres à l’ouest. Ils ont eu de grosses pertes, ils doivent probablement récupérer et se réorganiser», affirme un jeune Kurde, soutien du Parti de l’union démocratique (PYD) et de ses combattants.
Le calme a toutes les chances de ne pas durer. Les djihadistes ne sont qu’à quelques kilomètres. Depuis leur assaut fulgurant du 19 septembre, ils occupent des dizaines de villages qui entourent Kobané, forçant plus de 140 000 Kurdes à se réfugier en Turquie. Dans la nuit de lundi à mardi, ils ont légèrement reculé, repositionnant combattants et blindés à 10 km à l’ouest et à l’est. Mais le front sud est à moins de 5 km. Lundi, pour la première fois, des roquettes ont frappé le centre de la ville kurde.
Bombardé à Raqqa et Deir ez-Zor, dans le nord et l’est de la Syrie, attaqué dans l’Irak voisin par les peshmergas, l’Etat islamique semble désormais vouloir consolider ses positions aux alentours de Kobané, comme s’il tentait de regagner au Kurdistan syrien les territoires menacés ailleurs. Des activistes syriens ont signalé, lundi soir, que des convois de tanks et de pick-up armés de mitrailleuses lourdes remontaient vers le nord depuis Raqqa. Retranchés à Kobané et dans les villages turcs qui bordent la frontière, les combattants kurdes savent que les djihadistes se préparent à l’assaut final.
Ils savent aussi qu’ils sont perdants, sur le strict plan militaire. Leur armement est obsolète, inefficace face aux roquettes et aux blindés de leurs ennemis. «Nous n’avons pratiquement que des armes légères et très peu d’artillerie, eux sont équipés comme une armée régulière», soupire un enseignant, qui observe Kobané depuis la frontière. Défiants par rapport à la Turquie, qu’ils accusent d’avoir armé et financé l’Etat islamique, les Kurdes ne comptent pas davantage sur la coalition internationale et ses bombardements aériens. «Les frappes américaines ne servent quasiment à rien. La plupart du temps, les avions bombardent des bâtiments vides. C’est incompréhensible, ce n’est quand même pas compliqué de viser des blindés et des combattants qui se déplacent au milieu des champs ou qui se sont installés dans des villages vides. Selon moi, la coalition procède à quelques frappes de temps à autre pour pouvoir dire qu’elle aura tenté quelque chose. C’est une posture, rien d’autre», s’énerve Dogon, un représentant du Parti kurde pour la paix et la démocratie (BDP), à Suruç, une ville turque proche de Kobané.
Les Kurdes ne comptent donc que sur eux-mêmes. Depuis plus de dix jours, les volontaires affluent vers la frontière. Hommes et femmes, ils viennent de Turquie, d’Europe, d’Asie centrale et des Etats-Unis. Certains ont répondu à l’appel à la mobilisation générale lancé la semaine dernière par Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), depuis sa prison de la mer de Marmara. D’autres arrivent de leur propre chef.
Barron*, 28 ans, chemise et pantalon noirs, est un fidèle d’Öcalan. Membre du PKK à Diyarbakir (est de la Turquie), il est depuis vendredi à Suruç pour, dit-il, «conseiller et organiser la défense face à l’Etat islamique». «Même si l’on manque d’armes, on combat depuis des dizaines d’années, on sait faire. Si l’on perd Kobané, on repartira à l’attaque. L’Etat islamique ne pourra pas tous nous tuer. Ceux d’entre nous qui resteront continueront à combattre, jusqu’à la fin. Nous n’abandonnerons jamais», affirme-t-il.
Au poste frontière de Murcupinar, Ferat, 26 ans, ne tient pas le discours martial des membres du PKK. Accoudé à la barrière métallique qui le sépare des soldats turcs, il semble simplement ravi d’être là , au milieu d’une cinquantaine de Kurdes qui attendent de franchir la frontière pour rejoindre Kobané. Originaire de la région, il arrive de Beyrouth, au Liban, où il travaille comme ouvrier depuis dix ans. «Quand j’ai vu à la télé que les djihadistes avaient lancé l’assaut, je suis parti immédiatement. Je me suis exilé pour faire vivre ma famille, qui vit ici. A quoi cela sert-il si elle est chassée par des djihadistes?» Le jeune Kurde sourit toujours quand il affirme qu’il n’a pas peur de combattre, même s’il n’a jamais tenu une arme de sa vie : «Je ne serai pas seul là -bas, les combattants expérimentés me formeront.»
«Pourquoi aurais-je peur ? Nous sommes nombreux, ici, nous nous protégeons mutuellement», dit aussi Awaz*, une aide-soignante suisse de 46 ans, en désignant les groupes d’hommes qui discutent devant les maisons de Behté, un village à moins d’un kilomètre de la frontière. Depuis son arrivée, il y a dix jours, elle passe de bourgade en bourgade. Le jour, elle aide les réfugiés, leur prépare à manger, distribue des vêtements, tente de les rassurer. «La plupart sont terrorisés, ils se terrent dans les maisons où on les installe», explique-t-elle. La nuit, elle se joint aux hommes qui installent des checkpoints sur les routes de terre qui courent entre les champs. Hier, au milieu de la nuit, une explosion retentit, suivie du grondement lointain d’un avion de chasse. Les volontaires kurdes se taisent un instant, s’éloignent de quelques pas pour tenter de comprendre quel village a été visé, et retournent au bord de la route.
* Les prénoms ont été modifiés.
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