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Le Point, le 05/03/2015
Sébastien de Courtois *
de notre envoyé spécial à Mardin (Turquie)
Februniye Akyol, maire de Mardin. © Emin Ozmen / Le Journal/SIPA
C’est d’un pas pressé que la jeune femme pénètre dans son bureau. Elancée, les cheveux découverts, elle porte une petite croix autour du cou. Il est 9 heures du matin. La mairie de Mardin bourdonne déjà comme une ruche. Ce sont des employés, des quémandeurs, une famille de réfugiés irakiens qui attend sagement son tour devant le bureau d’aide sociale. Les faciès sont variés, comme cette mosaïque de cultures et de religions qu’est le sud-est de la Turquie. Ici, les églises côtoient les mosquées. En quelques mois, cette partie du pays est devenue l’épicentre d’une région en ébullition : l’arrivée massive de réfugiés, la guerre en Syrie avec la reprise de Kobané par les forces kurdes et l’offensive récente de Daech contre les villages chrétiens du Khabour.
Suivie d’une escorte d’assistants, Februniye Akyol dit un mot à chacun : « Je veux être dehors le plus souvent possible, je ne veux pas me laisser enfermer. » Le ton est donné. Un tel volontarisme détonne dans le paysage ronronnant de la politique turque. La plus jeune maire du pays est… chrétienne. « Je suis la seule chrétienne à la tête d’une mairie. Il y a eu d’autres candidats en Turquie, dont des Arméniens dans la région de Mersin, mais ils n’ont pas été élus. Dans les 103 communes tenues par notre parti – sur les 3 000 que compte l’ensemble du pays -, il y a aussi des élus appartenant aux autres minorités, dont des yézidis. » Au Parlement d’Ankara, Erol Dora est le seul député chrétien à siéger. Tous deux appartiennent au même parti, celui des Kurdes, qui, plus que jamais en Turquie, propose une force d’opposition crédible à l’omnipotence de l’AKP, le parti musulman conservateur du président Erdogan.
« Avez-vous remarqué, lance-t-elle d’un coup, l’inscription sur le fronton de la mairie ? » Difficile de la manquer quand on arrive, le grand panneau étant décliné en trois langues : en turc, en kurde et en syriaque – une langue araméenne possédant son propre alphabet. Il y a encore dix ans, un tel particularisme linguistique aurait été impensable sur un bâtiment officiel. « Ce fut ma première décision, celle de faire ajouter le nom de la mairie dans notre langue, même s’ils ont fait une erreur avec la transcription de certaines lettres… [Rires] Je veux que ma communauté redresse la tête, que nous soyons visibles dans la société ! » Ses mots tranchent. Souriante, la jeune femme de 26 ans n’en est pas moins déterminée. « J’aime la politique. J’ai conscience d’être un symbole à l’échelle de la Turquie. Si je suis chrétienne, je suis aussi féministe. Je me bats pour la liberté et l’égalité des droits. Nous préparons l’avenir de cette région sur des bases démocratiques nouvelles. »
Ville deux fois millénaire, Mardin se déploie autour d’un piton rocheux, dans la plaine de Mésopotamie. L’agglomération compte près de 800 000 administrés, en forte majorité des Kurdes musulmans, qui se répartissent entre dix communes différentes, de Midyat jusqu’à Nusaybin, située sur la frontière syrienne. « Le fait que je ne sois pas musulmane n’a pas été un handicap, à Mardin les gens savent qu’il y a eu des chrétiens, ce qui crée un esprit de tolérance. » Depuis son élection à la mairie, en mars 2014, gagnée de haute lutte contre l’AKP, le métier est vite rentré. Elle ne cesse de se déplacer d’un village à l’autre, afin « de faire tomber les clichés contre les femmes. Dans le Tur Abdin [la Montagne des serviteurs de Dieu , en syriaque], ma région natale, je suis l’une des premières à avoir fait des études universitaires. J’ai ouvert une voie pour d’autres ».
Stratégique. L’histoire de Februniye Akyol n’est pas commune. Lorsque l’imposant parti des Kurdes de Turquie, le BDP – le Parti pour la paix et la démocratie -, est venu la chercher à l’université Artuklu de Mardin, elle terminait ses études de syriaque classique à l’institut des langues vivantes. Fille d’un artisan bijoutier de Midyat, elle avoue humblement n’avoir jamais pensé entrer si tôt en politique, venant à peine de se marier. Parlant plusieurs langues, dont le syriaque – sa langue maternelle -, mais aussi le turc, le kurde, l’arabe et l’anglais, elle s’est engagée assez vite dans la vie associative, notamment dans l’accueil des réfugiés chrétiens d’Irak. Seul le nouveau système mis en place par le BDP, présentant pour chaque mairie un double ticket homme-femme, lui a permis de percer. Si certains l’accusent d’être une marionnette des Kurdes, elle répond vertement : « Au sein de l’organisation du parti, il y a une présence constante des femmes, comme plusieurs syriaques qui ont participé à la fondation du BDP. » Le comaire qui a permis son élection est Ahmet Turk, 71 ans, un vétéran respecté du militantisme kurde. En 2013, il fut l’un des premiers hommes politiques de Turquie à présenter officiellement ses excuses- au nom de ses ancêtres – aux communautés arménienne, syriaque et yézidie pour les crimes commis à leur encontre en 1915.
« C’est Abdullah Ocalan lui-même qui a voulu que ce soit une chrétienne qui accède à ce poste pour Mardin », explique-t-elle. Le chef emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), longtemps en guerre contre l’Etat turc, continue à faire la pluie et le beau temps de la politique kurde. De sa cellule, ce dernier négocie directement avec le gouvernement, comme sa déclaration du 28 février le montre encore. Il appelle à remplacer « le combat armé par la politique ». Pour nombre d’observateurs, cette proclamation est historique, surtout dans le contexte actuel régional, où la Turquie se retrouve au centre des tensions. Un espoir de stabilité. « L’appel d’Ocalan n’est pas un développement soudain, reprend Februniye Akyol. Un lourd tribut a été payé, beaucoup de sang a été versé. Si les conditions mutuelles de la paix sont mises en œuvre avec sincérité, tous les peuples de Turquie en seront soulagés. » Nous sommes bien là au cœur du sujet, face à cette redistribution des cartes dans une partie du monde au bord de l’implosion : « L’alliance qui est en train de se nouer entre les chrétiens, les autres minorités et les Kurdes est stratégique. C’est pour nous chrétiens une question de survie. Nous luttons pour la paix et la démocratie. Nous voulons être un exemple, un laboratoire d’idées pour montrer au reste du monde que l’avenir est possible en Mésopotamie, loin des massacres », affirme-t-elle.
Pédagogie. Ce rapprochement avec la cause kurde n’est pas du goût de tous, surtout à l’étranger, dans la vaste diaspora syriaque où les Kurdes n’ont pas laissé que de bons souvenirs. Le dernier conflit en date, celui du PKK contre l’armée turque, força indirectement des milliers de familles chrétiennes à s’exiler à l’étranger dans les années 80 et 90, lorsque la région chrétienne de Tur Abdin se vida de ses habitants. « L’alliance avec les Kurdes reste un débat vif dans la diaspora, explique Naher Arslan, un responsable de la communauté des syriaques de Belgique. Il faut distinguer les Kurdes du PKK, en Turquie, des Kurdes de Barzani, dans le nord de l’Irak. Les premiers s’associent aux syriaques de Turquie en leur proposant des postes politiques, tandis que les seconds profitent de l’instabilité pour s’approprier nos terres et nos villages. »
C’est pour plaider cette nouvelle donne aussi que Februniye se rend souvent à l’étranger, dans les pays où sont établies des centaines de milliers de chrétiens d’origine syriaque. Elle a conscience qu’il faut continuer à expliquer, à faire oeuvre de pédagogie, pour que les chrétiens continuent à revenir vers le Tur Abdin : « Depuis 2005, il y a eu un phénomène de retour assez sensible, je veux qu’il continue. En Europe, j’ai constaté combien nous avions prospéré, c’est une preuve que nous sommes dynamiques. Nous devons contribuer au développement du sud-est de la Turquie, notre terre natale. Les Kurdes l’ont compris… » La guerre qui gronde en Syrie ne l’effraie pas, elle a confiance dans la contre-attaque des Kurdes menés par le YPG, le petit frère syrien du PKK, auquel se sont agrégées des unités d’autodéfense chrétiennes : « Daech n’est pas une fatalité… » Son regard s’assombrit, elle pense à toutes les familles qui ont perdu un des leurs à Kobané, à ceux, parmi les chrétiens de l’autre côté de la frontière, qui ont été enlevés par Daech ces dernières semaines.
* Journaliste, historien, doctorant à l’Ecole pratique des hautes études et producteur à France Culture, Sébastien de Courtois publiera chez Stock, le 8 avril, « Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions », un livre très personnel, entre essai et journal, sur le sort des chrétiens d’Orient.
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