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Courrier international, le 24/03/2023
La Russie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soutiennent activement le président turc Recep Tayyip Erdogan en injectant massivement de l’argent dans l’économie. Face à ce déferlement de capitaux, l’Occident doit agir, plaide ce journaliste de “The Independent”
Source : The Independent
Traduit de l’anglais
Recep Tayyip Erdogan. Dessin de Ruben L. Oppenheimer, Pays-Bas.
Quelques semaines seulement avant les élections du 14 mai qui pourraient décider de l’orientation future de la Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan a reçu un soutien retentissant : le 6 mars, le jour où l’opposition présentait Kemal Kiliçdaroglu comme son candidat, l’Arabie saoudite a déposé 5 milliards de dollars [4,7 milliards d’euros] à la Banque centrale de Turquie pour stabiliser la monnaie du pays.
Cet argent n’aide pas vraiment les personnes qui logent encore sous des tentes et souffrent des répercussions des séismes dévastateurs du 6 février. En revanche, il contribue à conjurer les effets dévastateurs de la politique de faibles taux d’intérêt d’Erdogan. Il fait lever quelques sourcils et suscite quelques craintes : l’Arabie saoudite, sous la direction du prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), serait-elle en train de faire en sorte qu’Erdogan gagne face à Kemal Kiliçdaroglu ?
“Je suppose qu’on sait maintenant qui MBS veut voir l’emporter en Turquie, écrit dans une note Timothy Ash, un analyste en investissement du cabinet londonien BlueBay Asset Management. Ce qu’il faut remarquer, c’est que ce prêt saoudien n’est assorti d’aucune condition.”
Un gaz russe fourni à prix peu élevé
L’Arabie saoudite n’est pas la seule. Une coalition de pays autocratiques s’est manifestement ralliée au président turc avant le scrutin. Selon Foreign Policy, “la Russie a injecté d’énormes capitaux dans l’économie turque” l’an dernier. Les Turcs ont pu aussi jouir d’un gaz fourni à un prix relativement peu élevé par la Russie.
De leur côté, les Émirats arabes unis (EAU) ont signé le 3 mars un accord commercial de 40 milliards de dollars [37,640 milliards d’euros] sur cinq ans avec la Turquie.
Certes, la Turquie vient de subir la catastrophe du millénaire et a désespérément besoin de toute l’aide extérieure possible. Mais cette aide ne doit pas donner l’impression de profiter au gouvernement avant les élections. Le 9 mars, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) a annoncé son intention d’investir 1,5 milliard de dollars sur deux ans dans les régions du pays frappées par les tremblements de terre.
Même le Qatar, un proche allié d’Erdogan, s’est pour le moment gardé d’offrir de l’argent au gouvernement turc pour doper l’économie du pays. Il a à la place fait don de 10 000 unités d’habitation mobiles utilisées pendant la Coupe du monde de football pour héberger les victimes des tremblements de terre.
Une opposition plus proeuropéenne
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la Russie, l’Arabie saoudite et les EAU soutiennent Erdogan. Ils se soucient de leurs intérêts. D’une part, les dirigeants autoritaires du monde se serrent en général les coudes et se soutiennent mutuellement contre les puissances démocratiques sur la scène mondiale.
D’autre part, Erdogan est un mal qu’ils connaissent. Moscou, Riyad et Abou Dabi ont chacun croisé le fer avec lui au fil des ans. Ses relations avec la Russie avaient fait le plongeon quand la Turquie avait abattu un avion de combat russe en 2015. L’Arabie saoudite avait coupé tout lien économique avec le pays quand Erdogan avait accusé le prince héritier d’être responsable du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi en 2018. La Turquie et les EAU s’étaient retrouvés dans des camps opposés lors de la guerre en Libye.
Ces pays ont toutefois réussi à renouer des liens et à reconstruire leurs relations avec un gouvernement Erdogan qui est connu pour son pragmatisme.
Qui est le candidat d’opposition ?
Peu connu à l’étranger, et même en Turquie jusqu’à récemment, Kemal Kiliçdaroglu, président du principal parti d’opposition turc, le CHP, est un ancien haut fonctionnaire de 74 ans plutôt discret, d’après le quotidien turc de gauche Evrensel.
Parvenu à la tête du parti en 2010, il lui insuffle une réorientation idéologique, du nationalisme kémaliste et laïciste vers une vision de centre gauche, moins arc-boutée sur une laïcité de combat et plus tolérante à l’égard de la diversité ethnique et linguistique du pays.
Sa candidature réjouit le camp d’Erdogan, qui avait fait en sorte d’écarter les autres candidats potentiels, notamment le maire d’Istanbul. “L’AKP [le parti d’Erdogan] ne cache pas sa satisfaction, pour eux il s’agit de l’opposant le plus ‘faible’”, souligne ainsi le journaliste Murat Yetkin sur son blog. Pourtant, selon un sondage de l’institut Aksoy, Kemal Kiliçdaroglu obtiendrait 55,6 % des voix en cas de duel au second tour, indique le média Kisadalga.
Courrier International
Dirigé par l’opposition, le gouvernement turc risque d’être plus imprévisible. Kiliçdaroglu n’a pas encore exposé ses principes de politique étrangère, mais le Parti républicain du peuple, qu’il préside, la coalition de six partis qui le soutient, ses partisans et lui ont longtemps vu avec méfiance Erdogan se rapprocher du Moyen-Orient et se concentrer sur l’“Eurasie”, c’est-à-dire la Russie et la Chine. Ils seront sans aucun doute plus proeuropéens qu’Erdogan.
Le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Union européenne ont aussi un énorme intérêt aux résultats des élections du 14 mai. La Turquie est membre de l’Otan et un grand partenaire commercial du Royaume-Uni et de l’UE, les échanges commerciaux entre ces pays représentant environ 125 milliards de dollars par an. Elle fait autant partie de l’Europe que du Moyen-Orient, et les Turcs constituent l’une des plus grandes minorités établies en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique.
L’Occident ne doit pas rester les bras croisés
Une intervention occidentale flagrante dans les élections turques pourrait toutefois avoir des conséquences néfastes. Si Erdogan accepte avec empressement l’argent de la Russie et des pays du Golfe, ses alliés dans les médias et lui-même s’empressent d’accuser toute personnalité de l’opposition apparaissant aux côtés d’un responsable occidental d’être manipulée par l’étranger.
Il y a cependant d’autres éléments susceptibles de permettre de rétablir l’équilibre entre les deux candidats avant le 14 mai. Les dirigeants occidentaux ne disposent pas vraiment de moyens de pression sur la Russie, mais ils peuvent dissuader leurs partenaires du Golfe, à qui ils vendent des armes, de cesser d’essayer de faire pencher la balance du côté d’Erdogan.
Et l’Occident possède encore des moyens de pression sur ce dernier. Depuis quelques semaines, l’UE a durci le ton contre les pays qui continuent à faire des affaires avec la Russie. Josep Borrell, le chef de la politique étrangère européenne, a remonté les bretelles à la Hongrie, la Géorgie et la Turquie, et les a prévenues qu’elles subiraient des mesures punitives si elles continuaient à autoriser le passage par leur territoire et leurs ports de biens interdits à destination et venant de Russie. La Turquie en a pris acte et a interdit à la Russie d’utiliser un nœud de transit pour ses importations, selon Bloomberg.
Les puissances occidentales ont beaucoup en jeu dans les élections turques. Elles prendraient peut-être un risque en se servant de leur puissance économique et diplomatique pour favoriser l’opposition, mais elles peuvent et doivent s’employer à empêcher l’ingérence d’autres pays.
Borzou Daragahi
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