Istanbul
Dimanche, à 19 heures, Filiz et son mari Mehmet rejoindront des milliers de Turcs dans une marche aux flambeaux en l’honneur du centenaire de la République. Le cortège longera les hauts murs du palais de Dolmabahçe, à Istanbul, là où Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) rendit son dernier souffle. «Pour moi, fêter la République, c’est continuer sur la voie tracée par Atatürk», assène Filiz, 52 ans, cheveux permanentés et lunettes aux reflets bleutés.
Le 29 octobre 1923, la Grande Assemblée nationale, réunie à Ankara, proclame la République et enterre l’Empire ottoman, dont la Première Guerre mondiale avait précipité la chute. Mais le nouveau régime, ancré à l’Occident, est surtout né d’une victoire: celle de la guerre d’indépendance turque (1919-1922) menée par Mustafa Kemal contre les puissances alliées d’occupation et l’armée du sultan. «Continuer sur la voie tracée par Atatürk, poursuit Filiz, c’est défendre la laïcité, les droits des femmes… Certains se montrent dignes de lui, d’autres non.»
«Pas à la hauteur»
Aux yeux de cette adhérente du CHP, le Parti républicain du peuple (créé par Atatürk, aujourd’hui principal parti d’opposition), le président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, malmène l’héritage du père fondateur. Elle cite, parmi d’autres exemples, la résurgence du religieux dans l’espace public et le discours politique qui domine depuis vingt ans, la multiplication des lycées religieux et l’entrisme des confréries dans les institutions (Atatürk avait dissous les confréries, fermé les écoles coraniques, interdit le port du fez…) «Le pouvoir cherche à minimiser l’importance d’Atatürk, soupire Mehmet, le mari de Filiz. Or, c’est uniquement grâce à lui que nous vivons tous en République aujourd’hui.»
Le couple s’indigne aussi des célébrations du centenaire, qu’il ne juge «pas à la hauteur». Certains n’ont pas pu s’empêcher de faire la comparaison: alors qu’il avait convié ses homologues du monde entier à sa réinvestiture en juin, Recep Tayyip Erdogan n’a pas jugé bon de donner au centenaire de la République une résonance internationale. À quelques jours de l’événement, les ambassadeurs en poste en Turquie attendaient toujours une invitation à une éventuelle réception, veillant à rester disponibles en cas de sollicitation impromptue. «Impossible de ne pas avoir honte, impossible de ne pas s’attrister», commente sur son blog le journaliste Murat Yetkin.
Feux d’artifice et cérémonies sont bien sûr au programme (notamment au mausolée d’Atatürk à Ankara, comme le veut la tradition), mais l’opposition s’est émue de célébrations qui sembleront s’en tenir au strict minimum. La présidence a démenti, assurant que la République serait «célébrée comme il se doit». Ces derniers jours, de nombreux événements festifs ont pourtant été annulés en raison des bombardements de l’armée israélienne sur Gaza. Samedi, Recep Tayyip Erdogan a convoqué à Istanbul un «grand meeting pour la Palestine». «N’y avait-il aucun autre jour disponible?» se demande Murat Yetkin. «Le président ne supporte pas qu’Atatürk lui fasse de l’ombre, il faut toujours qu’il occupe le devant de la scène», ironise un employé de la mairie stambouliote de Besiktas (CHP), qui organise la marche aux flambeaux devant le palais de Dolmabahçe.
Précurseur inégalable
Reste l’évidence: quels qu’aient été ses dirigeants, malgré un siècle de tensions, de violences internes et de coups d’État, malgré la permanence de la question kurde, les fondements de la République de Turquie sont solides et stables dans une région qui ne l’est pas. L’immense majorité de la population est attachée à ce régime. La division est plus marquée entre ceux qui voient Atatürk comme l’initiateur d’une rupture, un révolutionnaire et un précurseur unique et inégalable, et ceux qui replacent le fondateur de la République dans une lignée de grands hommes incluant notamment le sultan seldjoukide Alparslan (XIe siècle) et Mehmed II le Conquérant (XVe siècle). Recep Tayyip Erdogan est de ceux-là . Il insiste sans cesse sur la continuité – celle de «la présence millénaire des Turcs en Anatolie» – et convoite pour lui-même une place parmi ces héros, guides et bâtisseurs.
Ümmü Gülsüm, vêtue d’un voile intégral noir, ne prononce pas le nom d’Atatürk quand elle évoque la République, mais celui d’Erdogan. Fervente admiratrice de ce dernier, la jeune femme pieuse de 19 ans estime qu’il a «réconcilié» les Turcs comme elle avec un régime qu’ils percevaient comme «anti-islam». «La République ne s’est pas faite en un jour, le 29 octobre 1923! (…) Nous l’avons défendue dans le sang lors de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Aujourd’hui, la souveraineté appartient réellement au peuple», s’enthousiasme-t-elle, qualifiant Erdogan de «sauveur de la nation», un titre traditionnellement réservé à Mustafa Kemal Atatürk.
Après vingt années au pouvoir et un nouveau mandat de cinq ans jusqu’en 2028, l’actuel président se pose lui aussi la question de son héritage. Le site internet officiel consacré au centenaire (yuzuncuyil.gov.tr) en est l’illustration. Recep Tayyip Erdogan, omniprésent à travers ses pages, y détaille sa vision et ses projets pour la Turquie. Avec un slogan univoque: «Nous avons accompli en vingt ans le travail d’un siècle.»