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RFI, le 27/10/2023
Olivier Favier
En 1923, un héros de la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal, crée, avec la République turque, le seul État majoritairement musulman hors d’Europe à échapper à la domination coloniale européenne. Par bien des aspects, il renie l’héritage pluriséculaire de l’Empire ottoman.
Le président turc Mustafa Kemal Atatürk (1880-1938), à droite, s’entretient avec ses conseillers, en 1919. © Hulton Archive/Getty Images
Deux dates marquent symboliquement la fin du Moyen Âge pour l’historiographie occidentale : celle-là , plus communément admise, est l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent américain en 1492 qui initie un déplacement progressif des principaux enjeux européens de la Méditerranée vers l’Atlantique. L’autre, un peu plus précoce, est la prise de Constantinople en 1453, qui signe la fin de l’Empire romain d’Orient – lointain écho à la chute de l’Empire romain d’Occident marquant la fin de l’Antiquité en 476 – et le début de l’Empire ottoman.
Dès lors, le monde musulman, historiquement arabe, va être longuement dominé par les Turcs, lesquels règnent par délégation au sud et à l’est de la Méditerranée durant plusieurs siècles, mais rivalisent aussi avec la République de Venise, la Pologne, la Russie ou l’Autriche pour le contrôle des Balkans. Leur avancée en Méditerranée est brisée lors d’une bataille navale démesurée, à Lépante, en 1571. Un siècle plus tard, en 1683, les Ottomans échouent devant Vienne, sauvée par le roi de Pologne Jean III Sobieski.
Par la suite, Constantinople ne représente plus une menace réelle pour l’Occident chrétien. Elle n’en demeure pas moins une puissance influente – en témoigne la permanence d’importantes populations musulmanes en Albanie, au Kosovo, en Bosnie, en Bulgarie, en Macédoine ou au Monténégro – qui ne montre de réels signes de déclin qu’à la fin du XVIIIe siècle. Entre 1797 et 1799, le jeune général Bonaparte vient provoquer les Ottomans en envahissant l’Égypte et en faisant remonter ses troupes jusqu’en Syrie et en Palestine.
Carte de l’empire Ottoman en 1914. © Wikimedia Creative Commons
Au XIXe siècle, l’Empire ottoman se délite peu à peu
Durant la première moitié du siècle suivant, Méhémet Ali, vice-roi d’Égypte et officiellement vassal du Sultan, se rêve en successeur de l’Empire ottoman. Il aide la Grèce à conquérir son indépendance. Son déclin et sa mort voient l’Égypte passer de la tutelle désormais toute théorique de l’Empire ottoman à celle de l’Empire britannique.
Entre 1830 et 1912, le Maghreb passe sous tutelle française. En 1911-1912, l’armée italienne parvient à chasser les Turcs de Libye, sans venir à bout pour autant de la population locale qui n’entend pas remplacer un joug par un autre. En 1912 et 1913, les guerres balkaniques marquent pratiquement la fin de la présence ottomane en Europe.
Au Proche-Orient, Français et Britanniques rivalisent de manière explicite depuis l’intervention des premiers au Liban en 1860. Attaqué de toutes parts, l’Empire ottoman n’en continue pas moins de se moderniser, réformant ses textes législatifs, son administration et son économie, officialisant même, au milieu du siècle, son caractère multiconfessionnel, en donnant à ses sujets juifs et chrétiens les mêmes droits qu’aux musulmans.
La fin de la Première Guerre mondiale et la mort annoncée du sultanat
La Première Guerre mondiale voit les Empires s’effondrer, en Russie, en Autriche-Hongrie, en Allemagne et aussi dans le monde ottoman. Pour ce dernier, la chute est déjà bien amorcée avant la guerre, tant, nous l’avons vu, dans les provinces les plus lointaines qui s’émancipent ou tombent l’une après l’autre sous d’autres dominations, qu’au cœur même de l’Empire, où les tendances islamistes et occidentalistes rivales se voient ramenées au second plan par une vision nouvelle, celle du nationalisme turc.
Pour ce dernier, le monde arabe est perçu comme une entité rivale et les minorités, notamment arménienne et grecque, comme des éléments étrangers au sein de la Turquie historique qu’il convient de chasser ou d’éliminer. Allié à l’Allemagne, l’Empire ottoman se révèle d’un piètre soutien au niveau militaire, mais profite du conflit pour perpétrer le génocide arménien entre 1915 et 1916. Au même moment, les alliés préparent le partage de leurs zones d’influence au Proche-Orient avec les accords Sykes-Picot. À la signature de l’armistice, le 30 octobre 1918, les Français sont implantés au Liban, les Britanniques en Syrie. L’Empire ottoman est à l’agonie.
Deux ans plus tard, en août 1920, le traité de Sèvres confirme l’armistice. Depuis avril, à Ankara, existe cependant un gouvernement rival, mené par Mustafa Kemal, légendaire commandant de la 29e division à la bataille des Dardanelles, incarnation du nationalisme turc, qui refuse ce qu’il considère être une humiliation. Cette fermeté lui vaut d’être rallié par un nombre croissant de Turcs et signe l’arrêt de mort du sultanat.
Carte du Traité de Lausanne de 1923 qui reconnait les frontières de la Turquie moderne. © Cédric Boissière / Wikimedia Creative Commons
Du multiculturalisme ottoman au nationalisme turc
La guerre civile laisse bientôt place à une guerre dite d’indépendance qui amène les alliés à renégocier, à l’été 1923, les conditions de la paix par un nouveau traité à Lausanne. Les Français craignent alors que le conflit avec les Turcs, soutenus par l’URSS, n’entraîne l’Europe dans une nouvelle guerre mondiale.
En trois ans, Mustafa Kemal est parvenu à faire oublier la défaite de l’Empire ottoman et à mettre la nouvelle Turquie nationaliste en mesure d’imposer ses conditions. Son pays est le seul essentiellement musulman à échapper, au sud et à l’est de la Méditerranée, à toute prétention coloniale.
Pour les Arméniens, en revanche, qui ne peuvent obtenir un État indépendant, pour les Kurdes qui perdent toute autonomie, pour les Grecs enfin qui voient 1,5 million de leurs compatriotes contraints de quitter l’Asie mineure, la catastrophe est totale. Les musulmans crétois, même grécophones, sont, eux aussi, contraints à l’exil. Toutes les populations minoritaires qui resteront dans la nouvelle Turquie seront contraintes à l’assimilation.
Héritage de la Révolution française et autoritarisme
Mustafa Kemal est en effet un admirateur de la République française dont il entend reproduire le centralisme étatique et l’identité nationale autour du principe de laïcité. La référence à l’Islam est remplacée par une volonté d’unicité ethnoculturelle. C’est sur ces bases qu’il fonde, le 29 octobre 1923, la République turque. Très vite, l’alphabet arabe est abandonné au profit de l’alphabet latin, signe d’une volonté de modernisation et d’occidentalisation du pays.
Si son chef renouvelle son pouvoir par des élections régulières – il refuse l’idée d’un mandat à vie –, il n’en choisit pas moins de confier le destin du pays à un parti unique, qu’il veut, malgré son autoritarisme, tenir à l’écart à la fois du bolchevisme et du fascisme. Entre 1930 et 1934, il établit dans le droit de vote comme dans celui de l’éligibilité une égalité totale entre les femmes et les hommes. Autour du président, qui est bientôt surnommé Atatürk – le père des Turcs – s’établit un véritable culte de la personnalité.
Avec toutes ses contradictions, le kémalisme influencera de nombreux indépendantistes et chefs d’État du monde postcolonial, d’Abdelkrim à Ben Barka, de Nehru à Bourguiba. Un siècle plus tard, l’actuel président de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, pour éloigné qu’il soit du père fondateur de la République, n’est jamais parvenu à en neutraliser la mémoire.
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