Une économiste de Wall Street nommée à la tête de la Banque centrale turque

Le Figaro, le 09/06/2023

Hafize Gaye Erkan, première femme à la tête de la Banque centrale turque, défend notamment le relèvement des taux d’intérêt pour contrer l’inflation. VOLKAN FURUNCU / Anadolu Agency via AFP

Passée par Goldman Sachs, Hafize Gaye Erkan symbolise le virage économique pris par Erdogan.

Dans une ­Turquie où la banque centrale est inféodée au président, la nomi­nation était très attendue. Quelques jours après sa réélection à un troisième mandat au sommet de l’État, Recep Tayyip Erdogan a nommé par décret à la tête de l’institution une ancienne cadre de Wall Street, Hafize Gaye Erkan.

 Ã€ 44 ans, la nouvelle gouverneur devient la toute première femme de son pays à accéder à ce poste stratégique. Titulaire d’un doctorat de la prestigieuse université américaine de Princeton, elle hérite d’une situation économique désastreuse. La Turquie traverse une crise économique majeure, emportée par une forte inflation et la chute historique de sa monnaie nationale.

Jusqu’ici, le président Erdogan qui estimait, à contre-courant des théories ­économiques classiques, que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation, a contraint ces der­nières années la banque centrale à abaisser son taux directeur. Cette politique a nourri l’envolée des prix qui a atteint plus de 40 % en mai, mais est estimée à 140 % sur un an, d’après des experts ­indépendants.

Retour à l’orthodoxie

Hafize Gaye Erkan est une ­économiste aguerrie : elle a été ­cadre dirigeante chez Goldman Sachs et codirectrice générale de la banque américaine First Republic. Considérée comme l’héritière du fondateur et PDG Jim Herbert, elle a quitté l’établissement en ­décembre 2021, évitant d’être impliquée dans la crise bancaire américaine survenue en mars. Son nom vient s’ajouter en outre à la longue liste des Â«â€ŠGoldman boys Â», ces anciens de l’influente banque new-yorkaise placés dans les hautes sphères publiques à l’instar de ­Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, ou Mark Carney, gouverneur de la Banque du Canada puis de celle d’Angleterre.

L’ancienne cadre supérieure, partisane d’un retour à l’ortho­doxie monétaire défend notamment le relèvement des taux d’intérêt pour contrer l’inflation. Sa nomination augure donc d’un possible virage vers une politique plus classique pour lutter contre la hausse des prix. Et la quadragénaire est attendue au tournant : les prochains mois seront décisifs pour mesurer si l’institution sera en mesure de maintenir son indépendance et de prendre des décisions monétaires basées sur des considérations économiques plutôt que politiques.

Tandem rationnel

Son nom était déjà pressenti après sa rencontre avec le nouveau ­ministre de l’Économie, Mehmet Simsek, nommé la semaine ­dernière par Erdogan après sa réélection le 28 mai. Simsek, pour sa part, ancien économiste de la banque américaine Merril Lynch, très respecté des milieux ­d’affaires, avait déjà détenu le portefeuille des Finances de 2018 à 2020. Il promeut lui aussi le retour à des Â«â€Šmesures rationnelles Â» pour ramener la stabilité en Turquie et regagner la confiance des investisseurs. Le tandem qu’il forme avec Hafize Gaye Erkan serait de nature à remplir cet objectif.

« Après sa réélection, on craignait que Erdogan considère avoir un blanc-seing pour poursuivre une politique économique hétérodoxe, mais une réorientation vers une politique monétaire plus conventionnelle est désormais probable, à confirmer dans la durée Â», analyse Sylvain Bellefontaine, économiste à l’Agence française de développement. Si tel est le cas, il semblerait que le ministre de l’Économie ait obtenu un gage de la présidence pour ne pas interférer dans la politique économique du pays.

« Il y a dû avoir des tractations et il a eu gain de cause pour choisir la gouverneur Â», appuie Deniz Unual, économiste au Cepii (Centre de recherche sur le commerce international). « Le ministre n’a pas d’autre option que de rassurer les investisseurs. Â» Quant à Hafize Gaye Erkan, « si on regarde son passé, on voit que c’est une femme qui sait résister aux pressions Â», ajoute la chercheuse.

«Peu de marge de manœuvre»

Pour autant, le président turc vient de nommer à la tête de l’Autorité de régulation et de contrôle des marchés l’ancien gouverneur de la banque centrale, acquis à sa politique économique. Â«â€ŠMême si le ministre de l’Économie a demandé les pleins pouvoirs on peut donc imaginer que le président lui laissera peu de marge de manÅ“uvre, car il aura toujours un Å“il sur lui à travers l’autorité d’une autre institution Â», commente l’experte du Cepii. Reste aussi à savoir qui sera nommé à la tête de la très décriée Institution de la statistique turque, accusée de biaiser les chiffres de l’inflation.

Tous les yeux du monde économique en Turquie sont désormais tournés vers le 22 juin, date de la prochaine réunion de la banque centrale. «Pro-Erdogan ou pas, tous attendent une hausse des taux Â», glisse un chef d’entre­prise, à Istanbul.

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