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Le Monde, le 13/11/2020
Par Marc Semo
ENQUÊTE
Tournant le dos à l’Occident, le maître de la Turquie s’attelle à l’écriture d’un nouveau roman national. Deux objectifs : redonner toute sa place à l’islam et faire en sorte que l’héritière de l’Empire ottoman retrouve son rang dans le monde.
Sobre bâtiment de pierre grise ouvert aux vents de la steppe anatolienne, le mausolée d’Atatürk, le père des Turcs, domine le vieux centre d’Ankara et reste l’étape obligée pour les chefs d’Etat ou de gouvernement étrangers en visite officielle. Il y a là le sarcophage du fondateur de la République, en 1923, sur les décombres de l’Empire ottoman, et quelques vitrines avec des objets du « Ghazi » (le « Victorieux »), dont un exemplaire en français du Contrat social, de Jean-Jacques Rousseau, annoté de sa main. Mustafa Kemal (1881-1938) revendiquait l’héritage des Lumières et de la Révolution. Sa République, inspirée du modèle jacobin, se proclamait laïque, même si la laïcité à la turque n’a pas grand-chose à voir avec son modèle. Il s’agit d’un contrôle de l’Etat sur la religion assez semblable à celui du modèle concordataire de Napoléon et non d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ajouté dans la première Constitution républicaine en 1937, le mot y figure toujours.
« La hargne et la haine que montre Recep Tayyip Erdogan à l’encontre de la France est à la mesure de l’estime qu’avait pour elle Mustafa Kemal », rappelle l’orientaliste Gilles Kepel. L’actuel président turc entretient une relation compliquée avec la figure du fondateur de la République. S’il reste fasciné par l’homme qui forgea la nation, il hait celui qui déposa le sultan, supprima le califat, changea l’alphabet. Après dix-huit ans de pouvoir et fort d’un contrôle quasi total de son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), Recep Tayyip Erdogan ne cache pas sa volonté de tourner la page du kémalisme.
Quand le « Reis », comme l’appellent ses partisans, invective son homologue français, Emmanuel Macron, l’incitant « à faire des examens de santé mentale » après ses propos contre le « séparatisme islamiste », ou encore appelle au boycottage des produits tricolores, Recep Tayyip Erdogan cherche, selon les mots de Jean-François Pérouse, auteur, avec Nicolas Cheviron, d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Editions François Bourin, 2017), à « renforcer la nouvelle envergure qu’il est parvenu à se tailler sur la scène internationale, celle de défenseur de l’islam et de pourfendeur des supposés oppresseurs des croyants dans le monde entier ».
Dos tourné à l’Occident
De fait, les contentieux stratégiques entre Paris et Ankara sont lourds, en Syrie comme en Libye, dans le Haut-Karabakh, en Méditerranée orientale, en mer Egée. Mais si le leader turc cible autant la France, c’est aussi pour ce qu’elle représente dans l’imaginaire turc, incarnant la route vers la « civilisation » dont Mustafa Kemal et, avant lui, les réformistes ottomans avaient fait leur priorité dès le début du XIXe siècle.
« Aux yeux d’Erdogan, la France renvoie aux élites kémalistes, à ces “Turcs blancs” occidentalisés qui ont dirigé la République depuis sa création, en 1923, relève Olivier Bouquet, historien de l’Empire ottoman à l’université Paris-VII. C’est aussi le symbole de la première alliance jugée à l’époque, côté ottoman comme côté français, contre-nature, entre François Ier, “le roi Très Chrétien”, et Soliman “le Magnifique”, empereur et champion du sunnisme. Dans les siècles qui ont suivi, l’alliance a tenu bon, notamment quand l’Empire a commencé de moderniser son armée. »
Allié depuis trois ans avec les ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP, droite) de Devlet Bahceli, et toujours plus paranoïaque vis-à-vis de l’Occident depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, Recep Tayyip Erdogan affirme un nationalisme à forte connotation religieuse, toujours plus agressif sur la scène politique intérieure et surtout à l’international. L’homme fort d’Ankara tourne clairement le dos à l’Europe et à l’Occident en général. L’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden risque, selon toute probabilité, de rendre assez difficiles les relations entre Ankara et Washington qui n’étaient pas trop mauvaises à l’époque de Donald Trump, les deux tribuns populistes ayant beaucoup en commun.
La Turquie, pilier du flanc sud-est de l’OTAN depuis 1952, occupe une position stratégique essentielle au carrefour du Moyen-Orient, du Caucase et de l’Europe. Quinze ans après l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne, désormais en coma irréversible, elle n’est plus seulement un partenaire incommode mais un rival jouant ses propres cartes, voire un adversaire potentiel sur certains théâtres comme en Méditerranée orientale, de par son bras de fer avec la Grèce et Chypre pour la délimitation des zones économiques exclusives maritimes et le partage des réserves gazières.
Basculement de la Turquie
Afin de comprendre les conséquences de ce basculement de la Turquie et cette nouvelle mutation d’Erdogan, ses racines intellectuelles et les références dont il joue, souvent avec succès comme en témoignent ses dix-huit années de pouvoir émaillées d’incontestables victoires électorales, Le Monde a interrogé une dizaine de spécialistes, dont nombre d’historiens.
A bien des égards, les Turcs sont obsédés par l’histoire. Celle au poids écrasant d’un Empire qui, à son apogée, au XVIe siècle, s’étendait de l’Europe centrale et balkanique à la péninsule Arabique et contrôlait toute la rive sud de la Méditerranée, sauf le Maroc. Mais aussi celle aux cicatrices, toujours ouvertes, des tragédies qui ont accompagné son déclin, à commencer par le génocide des Arméniens. « La Turquie est “cliomane” et “cliopathe”, à la fois folle et malade d’histoire », lançait avec humour Edhem Eldem, titulaire de la chaire d’histoire turque et ottomane au Collège de France, lors de sa leçon inaugurale le 21 décembre 2017. Folle par son insistance à attribuer à l’histoire une mission politique et idéologique, malade par ses silences et ses tabous sur les pages les plus noires.
Les références à un roman national simplifié sont omniprésentes, un sous-texte destiné à fonder et à exalter la geste du leader. Y compris avec un kitsch achevé, comme lorsqu’il accueille ses homologues étrangers dans son immense et nouveau palais d’Ankara – 200 000 m2, soit quatre fois Versailles, et 1 150 pièces, avec une garde d’honneur de seize guerriers moustachus en cotte de mailles censés représenter les seize empires turcs ou turcophones qui se sont succédé depuis deux mille ans.
« Recep Tayyip Erdogan se sent investi par Dieu d’une double mission, celle de redonner à l’islam toute sa place en Turquie et de redonner à la Turquie héritière de l’Empire ottoman toute sa place dans le monde », aime à rappeler Cengiz Candar, éditorialiste et politiste, qui fut un proche d’Erdogan à l’époque bien révolue où ce dernier, dans ses premières années au pouvoir après sa victoire de 2002, aimait à s’entourer de conseillers libéraux et proeuropéens. Le dirigeant surjoue des symboles de l’histoire et son discours se durcit.
« Idéologie de la conquête »
« Il ne s’agit plus seulement, comme dans les années précédentes, d’évoquer l’Empire ottoman encerclé des dernières décennies, résistant aux ennemis extérieurs avec les minorités agissant de concert avec les grandes puissances, mais d’insister sur la conquête engagée en Europe aux premiers siècles de l’Empire », relève Olivier Bouquet. « Cette idéologie de la conquête tend à se focaliser sur le moment de la prise de Constantinople en 1453, exalté comme l’expression de la supériorité turco-islamique et comme un point de rupture civilisationnel », renchérit Jean-François Pérouse, géographe et ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.
En juillet, le « Reis » « rendit » ainsi au culte musulman Sainte-Sophie, la basilique transformée en mosquée lors de la conquête ottomane et dont Atatürk avait fait un musée « donné à l’humanité », lui ôtant tout caractère religieux. Erdogan voulait rappeler symboliquement le « droit de l’épée » dont se prévalait le sultan Mehmet II le Conquérant qui, selon la légende, entra dans la basilique impériale sur son cheval blanc, y pria, puis ordonna l’arrêt des pillages. Il est le sultan préféré du président turc, mais sa figure historique est beaucoup plus complexe que ne le raconte la geste officielle.
« Chaque jour, on lit [à Mehmet II] des histoires romaines ou autres, des chroniques des papes, des empereurs, des rois de France. Il parle trois langues, le turc, le grec, le slavon », narrait Giacomo de Languschi, voyageur vénitien invité à la cour de ce sultan qui, après sa victoire sur la seconde Rome (Constantinople), rêvait de s’emparer aussi de la première, convaincu que « le monde doit être un unique Empire avec un seul roi et une seule religion » – évidemment l’islam.
L’Empire ottoman regardait vers l’Europe. La Roumélie – les territoires européens – était la région la plus riche. Nombre des cadres civils et militaires de l’Empire, dont une écrasante majorité des grands vizirs, venaient des Balkans, de Grèce, d’Albanie, enfants chrétiens « ramassés » puis convertis à l’islam. Méprisantes vis-à-vis des « gavur » (infidèles) aux temps de la splendeur ottomane, les élites commencèrent, après les premières grandes défaites et reculs en Europe, à s’interroger sur les raisons du déclin. Est-ce à cause du poids excessif de l’islam et de la tradition, ou au contraire parce qu’on a abandonné le vrai islam du début ? Ce débat a perduré et perdure encore dans le monde musulman.
Modernisation autoritaire
Les modernisateurs emportèrent la mise. Les réformes « Tanzimat » sont lancées dès 1839 pour tenter de redonner un nouveau souffle à « l’homme malade de l’Europe », comme l’appelaient les chancelleries. C’est une modernisation autoritaire. Le régime se durcit de plus en plus, notamment pendant les trente-trois ans de règne d’Abdülhamid II, surnommé le « Sultan rouge » pour sa propension à massacrer Bulgares, Arméniens et autres. Monarque encore plus absolu que ses prédécesseurs, il tourne de plus en plus l’Empire vers l’Orient, mais, surtout, il fait du califat un élément-clé de sa politique.
« Avec le panislamisme, le sultan cherchait à élever la Turquie au rang de grande puissance », écrivait dans ses Mémoires son secrétaire particulier Ali Vehbi, cité par François Georgeon dans sa biographie Abdülhamid II, le sultan calife (Fayard, 2003). Ce sultan n’hésitait pas à menacer à l’occasion les puissances occidentales de proclamer le djihad et de soulever leurs colonies, ce que fit son successeur Mehmet V en 1914, sans succès. A bien des égards, la politique actuelle de Recep Tayyip Erdogan, aussi bien dans ses priorités moyen-orientales que dans ses postures de défenseur de l’islam, pourrait évoquer un « néo-abdülhamidisme ».
Ce vieux monde ottoman, vaincu lors de la première guerre mondiale, fut balayé par Mustafa Kemal qui refusa la paix imposée par les Alliés et le traité de Sèvres réduisant la Turquie à un petit Etat anatolien. « La victoire de Kemal, et plus tard du kémalisme, présente le paradoxe d’être à la fois un succès décisif contre les puissances européennes, contraintes pour la première fois de reculer, et la dernière étape, également décisive, de l’adaptation à la civilisation européenne », notait le grand orientaliste Bernard Lewis. C’était une révolution d’en haut, très autoritaire.
« Les pays sont différents mais la civilisation est une. Pour progresser, une nation doit adhérer à cette civilisation unique », martelait Atatürk. Nombre d’hommes politiques français et d’intellectuels sont fascinés, tel l’écrivain Henri Béraud qui voyait dans le nouveau maître du pays « un militaire formidable qui, entre deux nuits de fête, brise à coups de botte dix siècles de traditions et de préjugés ».
« Un double revanchisme »
Atatürk procède à marche forcée. Il interdit le port du fez, donne le droit de vote aux femmes, change l’alphabet. Une rupture radicale avec le passé et la tradition. Un jeune turc ne peut plus lire les lettres de ses aïeux écrites en ottoman ou les livres publiés sous l’ancien régime. « Tu es étranger dans ton propre pays/un paria dans ta patrie », se lamentait en 1949 Necip Fazil Kisakürek (1904-1983), grand poète, islamiste et nationaliste, qui eut une influence intellectuelle majeure sur le jeune Recep Tayyip Erdogan.
« Le président turc est en train de fermer une parenthèse de deux siècles d’histoire de la Turquie avec un double revanchisme, contre le modernisme autoritaire du kémalisme et contre l’Europe occidentale qui poursuit les desseins des croisés et des colonialistes », analyse Ahmet Insel, auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, 2015).
Recep Tayyip Erdogan lit peu, surtout de la poésie, et notamment celle de Necip Fazil Kisakürek dont il enregistra des poèmes. Il ne parle aucune autre langue que le turc, sinon un peu d’arabe. C’est avant tout une bête politique, qui pense vite, fonctionne à l’instinct et sait s’emparer des thèmes qui feront mouche. « Il n’y a pas “d’erdoganisme” avec un corpus idéologique structuré comme l’était le kémalisme. Comme d’autres populismes, c’est un collage qui s’adapte aux priorités du moment et joue sur les frustrations et les ressentiments de l’opinion turque », relève Özgür Türesay, maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études et spécialiste de l’histoire intellectuelle ottomane.
Révisionnisme territorial
Autant que le nationalisme à forte connotation religieuse, le révisionnisme territorial est devenu un élément-clé du verbe du président turc afin, selon l’expression d’Ahmet Insel, de « polariser la société turque entre un “nous” et “eux”, entre les Turcs, musulmans sunnites conservateurs, et les faux musulmans ou non-musulmans étrangers à la culture islamo-nationale ». Cela fonctionne. Le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), le parti héritier du kémalisme et principale opposition, approuve les revendications du « Reis » en mer Egée, son soutien militaire à Bakou et il a fait profil bas sur Sainte-Sophie.
La date choisie par Recep Tayyip Erdogan, le 24 juillet 2020, pour organiser la première prière publique à Sainte-Sophie était destinée à faire sens puisque c’était le jour anniversaire du traité de Lausane, en 1923. Le président turc dénonce aujourd’hui ce texte avec véhémence, alors qu’il était auparavant célébré comme un succès majeur de Mustafa Kemal, effaçant l’humiliation du traité de Sèvres puisqu’il reconnaissait le pays dans ses actuelles frontières, même s’il entérinait le démantèlement de l’Empire.
Au risque de réveiller les vieux démons de l’histoire de son pays, Erdogan se plaît à évoquer les « frontières du cœur » de la Turquie qui, bien au-delà de ses limites actuelles, incluent des terres et des villes jadis ottomanes. « Pour nous, il ne s’agit pas d’autres mondes mais de morceaux de notre âme », lançait-il ainsi dans un discours en octobre 2016. Et il évoque volontiers sa tristesse devant la perte d’îles devenues grecques « situées à portée de voix et d’où l’on entend le coq chanter ». Remettre Lausanne en question, même seulement en parole, est un défi ouvert aux voisins et aux Européens.
« Aux yeux d’Erdogan, la Turquie occidentale est presque une anomalie. Pour tenir son rang, la Turquie doit se définir par sa propre sphère d’influence, elle n’a pas à s’intégrer dans un autre système. Ses choix géopolitiques, ses alliances, sa rhétorique sont finalement dictés avant tout par des impératifs de consolidation intérieure », analyse Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie de l’IFRI.
Elle souligne que « les priorités turques à l’international se sont resserrées ces derniers temps autour des Kurdes, de Chypre et de la mer Egée. De la Syrie au Haut-Karabakh, c’est l’inéluctabilité de la présence turque dans les espaces voisins qui est défendue. La Libye permet une projection de puissance plus lointaine, mais elle a aussi été rattachée au dossier égéen grâce à l’accord de délimitation des espaces maritimes dans lequel Erdogan a embarqué le gouvernement de Faïez Sarraj ».
Ankara joue désormais sa propre partition, profitant pleinement du vide de puissance régulatrice dans la région créé par le retrait américain. La menace existentielle russe n’existe plus. La Russie de Poutine est certes une rivale, un adversaire dans certaines zones d’influence, mais aussi un possible allié face à l’Occident.
Du « soft power » au « hard power »
Juste après son arrivée au pouvoir en novembre 2002, avec 34 % des voix mais une majorité absolue en sièges, l’AKP de Recep Tayyip Erdogan faisait de l’Europe sa priorité. Au nom de l’économie en premier lieu, mais non sans arrière-pensées politiques. La marche vers Bruxelles était le meilleur moyen pour mettre au pas l’armée et la haute bureaucratie kémalistes. « La Turquie a compris rapidement après l’ouverture des négociations d’adhésion qu’elle ne deviendrait jamais membre de plein droit même si elle faisait toutes les réformes exigées. Cela a créé un sentiment d’humiliation et un ressentiment sur lequel a prospéré Recep Tayyip Erdogan », analyse l’historien Özgür Türesay.
Fin de l’époque où la Turquie se voulait un « pont » entre l’Orient et l’Occident. Et début du « néo-ottomanisme » d’Ahmet Davutoglu, ce professeur de relations internationales devenu le tout-puissant conseiller d’Erdogan pour la politique étrangère, puis ministre des affaires étrangères et premier ministre, avant d’être limogé au printemps 2016. « Il est impossible pour la Turquie, l’Etat héritier de l’Empire ottoman, de limiter l’horizon de sa pensée stratégique à ses frontières territoriales légales », théorisait celui qu’Erdogan appelait respectueusement « Hodja » (maître). Il ajoutait que la Turquie devrait « redevenir leader dans les anciens territoires ottomans ». Son mot d’ordre était « zéro problème avec les voisins ». La Turquie mettait en avant son soft power combinant dynamisme économique, islam et démocratie.
« La défaite des “printemps arabes” et notamment le coup d’Etat militaire en Egypte, la victoire de Bachar Al-Assad, la guerre civile en Libye ont totalement changé la donne. Mise en échec, la Turquie a décidé d’intervenir directement, mais surtout par mercenaires interposés, au risque de décrédibiliser son discours initial de “puissance bienveillante” bien différente des colonialistes occidentaux », analyse Jana Jabbour, autrice de La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente (CNRS Editions, 2017). L’heure est désormais au hard power. Assumé. Surtout quand il est payé de succès, comme le soutien au « peuple frère » d’Azerbaïdjan.
Des doctrines comme la « Mavi Vatan » (« Patrie bleue »), revendiquant la souveraineté d’Ankara sur une zone de 462 000 km2 en mer Noire, en mer Egée et en Méditerranée orientale, surgissent dans le discours public après être restées longtemps plutôt confidentielles, portées par des amiraux désormais en retraite (comme Cem Gürdeniz, emprisonné de 2011 à 2014 dans le cadre des grands procès organisés par l’AKP pour démanteler la haute hiérarchie militaire kémaliste). Un courant « euroasiatique », misant sur un rapport privilégié avec la Russie et la Chine, et qui a un certain poids au sein de l’armée, se fait de plus en plus entendre, même si Erdogan lui-même reste prudent sur ces thèmes avant tout chers à son allié ultranationaliste du MHP.
« Paix dans le pays, paix dans le monde, était le slogan du kémalisme ; zéro problème avec les voisins, disait Davutoglu, et aujourd’hui la Turquie est en guerre à l’intérieur avec le durcissement de la répression et en guerre à l’extérieur sur cinq fronts simultanément, ce qui est sans précédent dans l’histoire de la République », note avec une amère ironie Cengiz Aktar, auteur du Malaise turc (Empreinte temps présent, 104 pages, 9,80 euros), politiste et professeur invité à l’université d’Athènes.
« Conflit de civilisation »
« Ce qui est en jeu, c’est une volonté délibérée de Recep Tayyip Erdogan de jouer la carte du conflit de civilisation afin d’accroître encore la polarisation de la société turque et d’étendre cette polarisation à l’ensemble du monde arabo-musulman », note Michel Duclos, de l’Institut Montaigne. Pour les Européens, et notamment le président français, Emmanuel Macron, celui qui conteste le plus fort les faits accomplis d’Ankara, le défi est inédit. Un membre de l’Alliance devient de fait un potentiel antagoniste. « Ce n’est pas à nous de le qualifier mais si le président turc décide de faire de la France une cible et un bouc émissaire, il se comporte en adversaire », remarque l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine.
Ce bras de fer secoue l’OTAN. « Contrairement aux crises précédentes au sein de l’OTAN, celle-ci n’oppose pas un seul membre de l’Alliance atlantique à un autre, analyse Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Il ne s’agit plus de l’habituel différend gréco-turc, mais d’une séquence géopolitique d’ensemble, avec une question centrale : si la Turquie est perdue pour l’Europe, est-elle nécessairement perdue aussi pour l’OTAN ? Autrement dit : l’éloignement de la Turquie du monde occidental est-il irrésistible, ou bien est-il un “jeu à somme nulle” dans lequel l’appartenance à l’Alliance reste d’autant plus importante que la perspective d’une adhésion à l’Union s’éloigne ? »
Pour Dorothée Schmid, il ne fait guère de doute que « la Turquie n’est pas en position de force car elle a plus besoin de l’Europe et de l’OTAN que nous avons besoin d’elle ». « Mais, précise-t-elle, il s’agit d’être clair : pour réussir à resocialiser la Turquie dans une relation qui intègre à la fois son statut de puissance et son désir d’autonomie, cela suppose sans doute d’acter l’échec du processus d’adhésion à l’Union européenne, que personne ne souhaite poursuivre. »
Reste que cette crise n’est pas la première. Recep Tayyip Erdogan n’est pas éternel. Une grande partie de la société civile turque continue de regarder vers l’Europe. Et la spécialiste de l’IFRI de rappeler : « En ses quasi vingt ans de pouvoir, l’AKP a changé la société et formé une jeunesse active, qui n’a pas envie de religion et de guerre. » Après dix-huit ans de règne d’Erdogan, la société turque est toujours plus polarisée.
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