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Libération, le 18/02/2019
Analyse
Par Jérémie Berlioux, correspondant à Istanbul
Commerce, défense, coopération… Ces dernières années, la présence turque sur le continent africain s’est fortement développée. Ankara édifie un «soft power» présenté comme plus équitable que celui des pays occidentaux et moins rigoriste que celui de l’Arabie Saoudite.
Ce sont deux minarets étendards de la présence turque sur le continent africain. Djibouti doit inaugurer ce mois-ci la plus grande mosquée d’Afrique de l’Est, entièrement financée par la Turquie et construite dans le plus pur style ottoman. Un cadeau d’Ankara à Djibouti, un moyen de gagner les cœurs et les esprits. Voilà une quinzaine d’années que la Turquie s’est engagée dans une rapide expansion en Afrique. Et Ankara ne fait pas qu’y construire des mosquées. Depuis 2005, Recep Tayyip Erdogan a effectué près de 40 visites dans 26 pays du continent. «Les intérêts turcs en Afrique sont devenus stratégiques et l’Union africaine a aussi fait de la Turquie un partenaire stratégique», explique Sedat Ahmet Aybar, professeur à l’université Aydin d’Istanbul. En une vingtaine d’années, les échanges économiques sont passés de 100 millions de dollars à 20 milliards (17,7 milliards d’euros) en 2018, tirés par la demande en biens de consommation des nouvelles classes moyennes africaines et les appétits de la Turquie en matières premières (pétrole, gaz, minerais notamment). «A ce stade de son développement, la Turquie ne peut pas ignorer les opportunités et bénéfices que le continent a à offrir», poursuit Aybar.
Bien que loin derrière la Chine ou la France, la Turquie, 17e puissance économique mondiale, s’impose doucement comme un acteur incontournable sur le continent. Certaines de ses entreprises ont obtenu des contrats majeurs, comme la gestion de l’aéroport international de Dakar. Le gouvernement turc se mobilise pour investir dans l’agriculture, la création de petites et moyennes entreprises et certains services, comme la santé et la sécurité. Preuve que cet investissement n’est pas qu’opportuniste, Ankara organise régulièrement des sommets Turquie-Afrique, sur le modèle de ceux organisés par la France ou la Chine.
Approche originale
En se basant notamment sur les écoles du mouvement Gülen, attirant par leur bonne qualité les élites locales, des entrepreneurs turcs, dont beaucoup appartenaient à l’association güléniste Tukson, ont multiplié les investissements avec le soutien d’Ankara. Depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016, le gouvernement turc traque les adeptes de ce mouvement accusé d’avoir fomenté le putsch. Avec le concours des autorités locales, il a repris en main ces institutions en les transférant vers la fondation Maarif, créée spécialement à cet effet.
La Turquie cultive sa différence en promouvant une stratégie «gagnant-gagnant» et brocarde les anciennes puissances coloniales. Pour Burhanettin Duran, coordinateur du Seta, un think tank proche du pouvoir, le tournant de la Turquie vers l’Afrique participe de la transformation du pays en une nouvelle puissance. Longtemps concentré sur sa proximité avec l’Union européenne, l’Etat turc cherche de nouveaux partenaires. «De ce point de vue, la critique du colonialisme par Ankara et son activisme pour une coopération équitable en Afrique, où elle est en concurrence avec les Etats-Unis, la Chine et les pays européens, n’est pas qu’un geste tactique, estime-t-il. C’est une étape vers une nouvelle identité.»
La Turquie se targue de cultiver une approche originale envers l’Afrique. «L’engagement économique, politique et humanitaire turc est moins conditionné que celui de l’Union européenne. Et la Turquie est bien moins agressive que la Chine du point de vue économique», souligne Sinan Ülgen, directeur du centre d’études économiques et des relations internationales d’Istanbul. «Et les échanges économiques avec certains pays, comme le Soudan ou la Somalie, les aident à renforcer leur économie. En retour, ça aide la Turquie à renforcer sa stature à l’échelle globale», ajoute Sedat Ahmet Aybar.
Le gouvernement turc n’hésite cependant pas à s’allier avec des régimes autoritaires, notamment celui d’Omar el-Béchir, le dictateur soudanais. Malgré un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, ce dernier a été invité à plusieurs reprises à des événements de prestige en Turquie, comme lors de l’inauguration en grande pompe du nouvel aéroport d’Istanbul en octobre.
La Turquie soigne malgré tout sa réputation. A destination des pays musulmans, elle vante une approche de la question religieuse moins intransigeante et radicale que le wahhabisme saoudien, autre acteur influent du continent. L’Etat turc finance la construction de mosquées et d’écoles coraniques à travers son ministère des Affaires religieuses, le Diyanet. Des bourses sont aussi proposées pour venir étudier la théologie en Turquie.
Acte symbolique
Par ailleurs, Ankara mobilise son agence de développement, Tika, qui possède 20 bureaux à travers le continent, et la Fondation pour l’aide humanitaire (IHH). En Somalie, la Turquie a investi massivement alors que le reste de la communauté internationale a déserté le pays. Ankara a reconstruit l’aéroport de Mogadiscio, des écoles, des hôpitaux et entraîne l’armée somalienne. «C’est devenu une vitrine dans le domaine humanitaire», explique Sinan Ülgen, qui assure que «la Turquie y promeut l’image d’une puissance régionale aux ambitions humanitaires internationales».
Mais cet investissement inquiète certains pays, notamment dans la Corne de l’Afrique. En décembre 2017, Ankara a obtenu du Soudan un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans à Suakin, sur la mer Rouge, en face du port saoudien de Djedda. L’îlot fut une riche possession ottomane et le port d’embarquement des pèlerins du Sahel vers La Mecque jusqu’au début du XXe siècle. L’accord, d’un montant de 4 milliards de dollars (fournis par le Qatar), prévoit la restauration de l’île, ainsi que le développement du port attenant. L’annonce a été accueillie avec froideur par l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite, pour qui la mer Rouge est une chasse gardée, qui craignent de voir leurs adversaires turcs et qataris s’y installer militairement. Riyad s’inquiète de la présence turque en Afrique, où elle investit également. En échange d’une promesse d’investissement de plusieurs milliards de dollars, l’Arabie Saoudite a par exemple obtenu l’envoi par le Soudan de miliciens pour soutenir sa guerre au Yémen en 2015. De même, en 2017, Riyad, alors en pleine crise avec le Qatar, a obtenu de six pays africains qu’ils rompent leurs relations avec Doha.
Pour Ankara, l’accord de Suakin marque le retour de la Turquie dans une région qu’elle a longtemps dominée et qui est aujourd’hui disputée par les puissances régionales. «La Turquie se pose en challenger. Elle n’a pas les moyens financiers de l’Arabie Saoudite ou des Emirats. Si elle joue intelligemment ses cartes et utilise les erreurs des autres, elle peut néanmoins s’ancrer dans la région, résume Marc Lavergne, chercheur spécialisé dans la Corne de l’Afrique. En s’installant en face de La Mecque, la Turquie signifie aussi son opposition à la domination des Saoudiens et du wahhabisme sur les lieux saints.»
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