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Le Monde, le 16/10/2018
Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Les dirigeants américain et turc exigent des explications sur la disparition du journaliste, tout en cherchant à ménager leurs relations avec Riyad.
Alors que l’affaire Khashoggi entre dans sa troisième semaine, la Turquie et les Etats-Unis cherchent une sortie de crise, un compromis boiteux, qui permettrait à Riyad de sauver la face tout en confirmant l’assassinat du journaliste saoudien.
C’est ce qui ressort des deux entretiens téléphoniques que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et son homologue américain, Donald Trump, ont eu, dimanche 14 et lundi 15 octobre, avec le souverain saoudien Salman. Selon CNN, le scénario en cours d’élaboration viserait à imputer la mort de cet éditorialiste de renom à un « interrogatoire qui aurait mal tourné », mené « sans autorisation ni transparence ».
Jamal Khashoggi, âgé de 59 ans, qui fustigeait dans les colonnes du Washington Post la dérive absolutiste prise par la monarchie sous l’impulsion du prince héritier Mohammed Ben Salman, surnommé « MBS », n’a pas donné signe de vie depuis qu’il a pénétré dans le consulat saoudien d’Istanbul, le 2 octobre.
La presse turque, nourrie de fuites effectuées par les enquêteurs et la présidence, assure qu’il a été assassiné par un commando venu de Riyad qui se serait débarrassé de son corps en le démembrant. L’Arabie saoudite, qui parle d’accusations « sans fondement » et dont les médias dénoncent une opération de déstabilisation, n’a jamais fourni d’autre explication plausible à la disparition du dissident.
« Grosses tensions au sein de la famille royale »
La conversation Salman-Trump, venant après les menaces de « punition très sévère » proférées samedi par le président américain, a fait baisser la pression sur Riyad. « Je viens de parler au roi d’Arabie saoudite qui dit tout ignorer de ce qui a pu arriver à “notre citoyen saoudien” », a d’abord commenté le locataire de la Maison Blanche sur Twitter.
Puis, dans une déclaration à la presse, M. Trump a suggéré que la disparition de M. Khashoggi pourrait être le fait d’« assassins voyous »(« rogue killers »), une thèse qui exonérerait son allié saoudien de toute responsabilité directe dans la disparition de M. Khashoggi. Dépêché en urgence à Riyad, le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, pourrait être chargé de coordonner cette version des faits, si bancale soit-elle, pour protéger le royaume de la tempête diplomatique qui le menace.
Les signes annonciateurs d’un possible revirement de Riyad, qui a toujours prétendu que M. Khashoggi est sorti du consulat d’Istanbul, commencent à apparaître. L’ambassadeur du royaume à Washington, Khaled Ben Salman, frère du prince héritier, a été rappelé dans son pays. La représentation saoudienne aux Etats-Unis a également annulé, sans fournir d’explication, les cérémonies prévues à l’occasion de la fête nationale du royaume, jeudi 18 octobre. Plusieurs cabinets de lobbying américain qui plaidaient la cause de la monarchie au Capitole et dans les médias, comme le Glover Park Group et le Harbourg Group, ont rompu leur contrat avec Riyad.
« Mes contacts dans les compagnies pétrolières, qui sont généralement très bien informés, font état de grosses tensions au sein de la famille royale, dit Joseph Bahout, spécialiste du Proche-Orient à la fondation Carnegie. Ils ont compris que Mohammed Ben Salman a fait la gaffe de trop et ils cherchent le moyen de faire marche arrière sans perdre la face. »
« Eléments incontrôlables »
La Turquie pourrait-elle valider le scénario des « éléments incontrôlables » esquissé par Trump ? Ce n’est pas impossible. S’il a laissé son entourage nourrir le dossier d’accusation contre Riyad, à coups de confidences anonymes aux journalistes, le président Erdogan a adopté en public une position plus ambiguë. Tout en déclarant vouloir faire la lumière sur ce scandale, il s’est gardé d’incriminer ouvertement la pétromonarchie.
L’un de ses conseillers a même évoqué, il y a plusieurs jours déjà, la piste de la bavure, commise par des barbouzes plus ou moins autonomes. A l’issue de l’entretien Salman-Erdogan, les services de la présidence se sont félicités de la création d’une commission d’enquête conjointe, composée d’experts turcs et saoudiens. Lundi, ces équipes ont fouillé le lieu du crime présumé, le consulat saoudien d’Istanbul, qu’ils ont quitté après neuf heures de travail, sans faire de commentaires. Des prélèvements de terre, effectués dans le jardin du consulat et sur une porte métallique, ont été emportés à bord de quatre véhicules de la police scientifique.
« La Turquie se serait volontiers passée de cette crise, décrypte l’analyste turc Selim Sazak, membre du centre d’études américain Century Foundation. Avec les difficultés monétaires et le dossier syrien, le pays a suffisamment de problèmes à régler. D’autant que l’Arabie saoudite est un pays puissant, qui a le soutien de quasiment tout le monde arabe. Erdogan a très probablement expliqué à Salman qu’il ne peut pas prétendre qu’il ne s’est rien passé, mais qu’ils doivent échafauder une solution médiane, qui évite aux Saoudiens l’humiliation et permet aux Turcs de ne pas passer pour des idiots. »
Le risque est grand, cependant, qu’un tel arrangement s’apparente à un simple tour de passe-passe et qu’il ne désamorce pas l’hostilité croissante à laquelle l’Arabie saoudite est désormais confrontée dans les milieux d’affaires et diplomatiques. Les fuites faisant état de la présence, dans l’équipe de tueurs présumés, de membres de la garde rapprochée de « MBS » et d’un médecin légiste – équipé d’une scie à os qui aurait permis de couper le cadavre du journaliste en morceaux –, fragilise la thèse de l’opération qui aurait mal tourné. Depuis Riyad, la famille de Jamal Khashoggi s’est distanciée du gouvernement saoudien, qu’elle appuyait jusque-là, en réclamant la création d’une commission d’enquête internationale.
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