Dans l’enceinte du lycée anatolien Atatürk de Besiktas, sur les hauteurs de ce quartier animé de la rive européenne d’Istanbul, le temps semble figé. Depuis lundi, élèves et professeurs boudent les cours, enchaînant sit-in et débats animés sur la fuite en avant du président Erdogan. « Je suis inquiète pour l’avenir de la Turquie », chuchote Eliz*, 16 ans, devant les grilles de l’établissement. Déclenchée par l’arrestation, le 19 mars, d’Ekrem Imamoglu, le très populaire maire de la vibrante mégalopole, la révolte continue à souffler sur le Bosphore, défiant la répression policière, investissant chaque jour de nouveaux espaces de contestation. Cette fois, ce sont les adolescents qui prennent la relève, vent debout contre un projet visant à vider les établissements les mieux côtés de leurs enseignants préférés. « Pas question de se taire face à cette nouvelle injustice », prévient une autre lycéenne en se faufilant à travers les voitures.
En jeu : un projet controversé qui consiste à réaffecter des centaines de professeurs de prestigieux lycées dits « pilotes » dans d’autres établissements. Ce qui pourrait s’apparenter à une démocratisation de l’enseignement « n’est qu’une ingérence de plus du pouvoir islamo-nationaliste pour purger les élites jugées trop libérales et les remplacer par des fonctionnaires aux ordres d’Erdogan », déplore une professeur. « Notre objectif n’est pas de perturber ces écoles », se défend auprès des journalistes Yusuf Tekin, le ministre de l’Éducation nationale, tout en qualifiant le boycott des cours de « manipulation politique ». Des mots qui fâchent plus qu’ils ne rassurent : « Ne touche pas à mon lycée », « Nos profs ne sont pas seuls », « Si tu te tais, tu seras le prochain sur la liste », peut-on lire sur les banderoles multicolores brandies dans les cours de récréation de plusieurs lycées d’Istanbul, Ankara, Izmir, Mersin, Mugla ou encore Antalya.
Professeurs renvoyés
Lundi, des centaines de jeunes ont convergé vers la place Besiktas, à deux pas de l’embarcadère des vapeurs en partance pour la rive asiatique. Dans la foule, une brunette au visage barré d’une écharpe exulte : « Dans mon lycée, six professeurs ont été saqués. Qui sait qui prendra leur place ? » À 16 ans, c’est sa première manifestation. « Bien sûr que j’ai peur. Mais si l’on ne se bouge pas, personne ne le fera à notre place. On est forcé de descendre dans la rue pour barrer la route à Erdogan. Il veut changer le système éducatif, mais aussi tout le système du pays », lâche-t-elle, en allusion à l’incarcération d’Imamoglu et au remplacement de plusieurs maires du pays par des administrateurs de l’État.
Au-dessus des têtes, des portraits de Karl Marx et de Pikachu, la mascotte des Pokémon, frappée du mot « Résiste », narguent les policiers qui se rapprochent du rassemblement en rangs serrés. « Quand les femmes se font tuer, où est la police ? », s’époumone un manifestant, en allusion au fléau des féminicides. Le slogan est aussitôt repris en chœur, avant qu’un petit groupe n’entonne « Partout, c’est Taksim ! », clin d’œil à la grande place d’Istanbul, mitoyenne du parc Gezi, théâtre en 2013 des premières grandes manifestations anti-Erdogan. Fatma*, 17 ans, était trop jeune pour s’en souvenir. Sa mère, qui l’accompagne avec ses amies, n’a pas oublié. « Gezi, c’est le point de départ d’un retour en arrière ! », lance-t-elle, éprouvée par le virage idéologique et autoritaire du président turc, fondateur de l’AKP (Parti de la justice et du développement), autrefois adulé pour sa main tendue à l’Europe et sa défense des laissés-pour-compte et des minorités.
«Leur futur est en danger»
« Je suis ici pour dénoncer une vaste opération de contrôle de toute la société », clame Emirhan, 20 ans. Avec ses copains de l’université Galatasaray, rodés à la révolte des semaines passées, ils forment un bouclier humain face aux forces de l’ordre qui tentent progressivement d’encercler le rassemblement des lycéens. « Nous devons nous tenir à leurs côtés. Leur futur est en danger », alerte-t-il, le visage masqué, inquiet du « grignotage accéléré de l’héritage républicain d’Atatürk au profit de valeurs islamo-nationalistes ». Pour preuve, ces nouvelles directives du ministère de l’Éducation nationale, datant de la dernière rentrée scolaire, et qui visent à promouvoir les valeurs « nationales et spirituelles » . Ou encore l’augmentation, les années passées, du budget de la Diyanet, la Direction des Affaires religieuses, et du nombre de lycées religieux « imam hatip ».
« On nous renvoie de nos lycées parce que nous n’enseignons pas ce style bigot et religieux », déplore ce professeur de mathématiques, doudoune sans manches et baskets aux pieds. Paranoïa oblige, il préfère le huis clos de sa voiture pour s’exprimer. Mais une fois la porte refermée, la colère fuse : « Dans mon lycée, connu pour être l’un des meilleurs de Turquie, nous sommes 13 enseignants à avoir été réaffectés dans un autre établissement. Sur les dix préférences que nous pouvions formuler, aucune n’a été retenue (…) Ils cherchent à pousser vers la sortie des personnalités démocrates, républicains et éclairés comme nous. »
La « génération pieuse », prônée par Erdogan dans un discours de 2012, est-elle en passe de devenir une réalité ? « À dire vrai, je suis bluffé par la réactivité de nos élèves et la rapidité avec laquelle ils se sont organisés », se ressaisit-il. Partout, à travers le pays, la mobilisation ne faiblit pas. D’autres manifestations sont déjà annoncées. Mais le bras de fer s’annonce serré. D’après une photo publiée sur les réseaux sociaux, des fourgons de police ont pris position, ce mercredi, devant le lycée Pertevniyal d’Istanbul alors que les élèves avaient appelé à un rassemblement. Lundi, c’est contraints de retirer leur masque de protection que les jeunes protestataires ont pu quitter la place Besiktas, après avoir été sciemment filmés par les sbires du régime.
* Le prénom a été modifié.





