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Le Monde, le 11/09/2022
Par Angèle Pierre (Istanbul, correspondance)
L’inquiétude grandit parmi les exilés, qui se heurtent à des difficultés administratives de plus en plus grandes tandis que le pouvoir durcit le ton à leur égard.
Un drapeau turc a été accroché à la devanture d’un magasin du quartier d’Önder, à Ankara, où vivent de nombreux réfugiés syriens, le 12 août 2021. TUNAHAN TURHAN / SOPA IMAGES / SIPA
Le durcissement du discours politique à Ankara et les esquisses de reprise de dialogue avec Damas mises en avant par le pouvoir rebattent les cartes pour de nombreux Syriens installés en Turquie. « Beaucoup de gens autour de moi se préparent à nouveau à partir, pour aller en Europe », observe Zaynab, 29 ans, originaire d’Idlib (nord-ouest de la Syrie). « Nous revivons un peu la même atmosphère qu’en 2015 », ajoute-t-elle, en référence à l’arrivée massive, cette année-là , de réfugiés syriens dans l’espace Schengen.
« Le régime [de Damas] et l’opposition doivent se réconcilier (…) Nous pensons qu’une réconciliation est indispensable à une paix durable en Syrie », a affirmé le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, à Ankara, lors d’une conférence de presse, le 16 août. Depuis cette déclaration, largement interprétée comme une tentative d’apaisement avec Damas, les craintes se sont ravivées au sein de la population syrienne exilée en Turquie.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui n’hésitait pas à qualifier Bachar Al-Assad de « tyran » en 2016, s’est également montré plus conciliant à son retour d’Ukraine, le 18 août : « Notre problème n’est pas de vaincre ou de ne pas vaincre Al-Assad », avait-il alors assuré aux journalistes.
Diatribes anti-migrants
« Vous pensez sérieusement que l’on peut s’asseoir à la table des négociations avec la personne qui nous massacrait hier ?, s’insurge Taha Elgazi, quadragénaire originaire du nord de la Syrie et militant pour les droits des réfugiés. Nous ne pourrons jamais faire confiance à ce régime. »
Essentiellement installés dans les grandes villes, 3,6 millions de Syriens bénéficient d’un statut de protection temporaire en Turquie. Ils sont enregistrés dans leur ville de résidence et ne peuvent voyager qu’avec une autorisation de déplacement ad hoc. Officiellement, 211 000 Syriens se seraient vu accorder la nationalité turque ces dernières années.
Or, si les premiers mois de la guerre en Syrie, en 2011, ont été marqués par une politique d’accueil du Parti (islamo-conservateur) de la justice et du développement (AKP, au pouvoir), l’enlisement du conflit a progressivement éloigné les perspectives de retour au pays des réfugiés syriens. Et après onze années de cohabitation, la population turque manifeste désormais ouvertement sa lassitude.
Au fur et à mesure que la Turquie s’enfonce dans la crise économique, les diatribes anti-migrants de leaders politiques nationalistes se font de plus en plus décomplexées. En instrumentalisant politiquement la question, la coalition d’opposition, dominée par les nationalistes, s’en est fait le principal relais.
Fausses informations
Parmi les réfugiés syriens rencontrés, l’inquiétude s’est installée. Tous disent ressentir très nettement une augmentation de l’hostilité à leur égard.
D’innombrables fausses informations circulent, venant alimenter la tension. C’est le cas, par exemple, des aides supposément accordées par le gouvernement turc aux réfugiés syriens au détriment de sa propre population. « J’ai peur. Il y a deux jours, le voisin de ma mère a été tué à coups de couteau par d’autres adolescents. Il avait 17 ans. Nous entendons ce genre d’histoires toutes les deux semaines », s’inquiète Zaynab.
La crispation s’exprime autant dans les situations les plus triviales du quotidien que lors des règlements de comptes les plus meurtriers. Les expéditions punitives contre des réfugiés à Ankara en août 2021 avaient déjà laissé craindre une flambée de violence plus large dans le pays. Désormais, la question migratoire constitue l’une des principales préoccupations avancées par l’électorat turc dans la perspective de la présidentielle et des législatives de juin 2023. En février, un sondage de l’institut Metropoll indiquait que 82 % des personnes interrogées souhaitaient le retour des réfugiés syriens dans leur pays.
« Depuis les élections locales de 2019, où l’AKP a perdu Istanbul, la politique migratoire du gouvernement a changé, analyse Didem Danis, sociologue spécialiste des questions migratoires et professeure à l’université de Galatasaray. Certains, au sein de l’AKP, ont imputé leur échec à la politique en matière de réfugiés. »
La perte très symbolique de la plus grande ville du pays a en effet été vécue comme une humiliation au sein du parti de Recep Tayyip Erdogan. Et la riposte ne s’était pas fait attendre. Dans les quartiers à forte population syrienne, les autorités locales ont rapidement imposé aux commerces une police plus grande pour les mots écrits en turc que pour ceux écrits en arabe sur les enseignes. D’autres mesures sont venues renforcer ce virage à Istanbul. « Les enfants syriens dont les parents ont été enregistrés dans d’autres villes de Turquie à leur arrivée ne sont plus autorisés à s’inscrire dans les écoles publiques d’Istanbul, se désole Taha Elgazi. C’est une manière d’inciter les Syriens à quitter la ville. »
Reconduites arbitraires
Autre symptôme de l’épuisement du modèle d’accueil turc : le projet de « dilution » élaboré par le ministère de l’intérieur, qui consiste à suspendre la domiciliation de réfugiés syriens dans les quartiers où la population étrangère dépasse les 20 %, est entré en vigueur dans seize régions à travers le pays.
Les réfugiés sentent ainsi l’étau se resserrer. Nombre d’entre eux disent rencontrer des difficultés administratives au moment d’actualiser leur statut. Les délais imposés, de plus en plus longs, peuvent parfois donner lieu à des reconduites arbitraires aux frontières et l’éventualité d’un contrôle de police à l’issue incertaine terrorise les exilés.
Le porte-parole du ministre de l’intérieur a indiqué, le 4 septembre, que 520 000 réfugiés étaient rentrés en Syrie ces dernières années, mais de nombreux observateurs et associations dénoncent des retours forcés.
A terme, l’objectif est de renvoyer « un million de Syriens », comme l’a annoncé M. Erdogan en mai. Ce vaste projet de retour « volontaire » – selon le discours officiel – s’imbrique à la stratégie turque d’implantation dans le nord de la Syrie. L’achèvement de la constitution de la zone tampon de trente kilomètres le long de la frontière sert de justification aux velléités de mener une nouvelle intervention militaire contre les combattants kurdes des Unités de protection du peuple, comme l’avait alors souligné le président turc. Mais l’aspect artificiel des projets de logements prévus dans la zone frôle la dystopie et l’éclatement actuel de la Syrie ne laisse aucun espoir aux exilés de retrouver leur ville d’origine.
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