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Le Monde, le 16/09/2023
Par Nicolas Bourcier (Isparta, envoyé spécial )
Mahshid Nazemi, une jeune opposante iranienne installée en Turquie depuis sept ans, risque la peine de mort dans son pays. Depuis plusieurs mois, les autorités turques durcissent leur politique envers les exilés venus d’Iran.
Elle écrase sa cigarette, regarde encore une fois les nombreux messages sur son vieux portable à l’écran cabossé. Mahshid Nazemi se sent comme vidée d’elle-même, anéantie par cette vie d’exil en forme de ligne brisée. A 35 ans, cette femme à la silhouette frêle, presque adolescente, réside depuis sept ans avec son statut de réfugiée iranienne à Isparta, dans ce Sud profond, traditionnel et conservateur turc qu’elle n’a pas choisi.
Elle a connu quelques hauts, beaucoup de bas, surtout au cours de ces douze derniers mois, depuis que les autorités turques ont décidé de durcir encore un peu plus le ton envers ceux qui fuient les exactions de la République islamique. A trois reprises, elle a été arrêtée puis transférée dans un centre de détention en vue de son extradition vers l’Iran. Elle a été battue par des agents de sécurité, harcelée, victime d’une tentative de kidnapping devant chez elle, volée, cambriolée.
Par moments, ses yeux se mouillent quand elle pense à sa sœur aînée, Pooran, restée là -bas. Elles se sont parlé dans la matinée et, à la veille du premier anniversaire de la mort de la jeune Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, les nouvelles de Téhéran sont encore plus mauvaises que d’habitude. « Ils arrêtent tout le monde, un par un, ils cherchent et trouvent, souffle-t-elle. Ma sœur est une activiste comme moi, elle n’a pas cessé de manifester contre ce régime, tous la connaissent. Ils viennent de la convoquer devant un juge. Elle n’y est pas allée. »
Mahshid dit avoir peur. « De tout. De cette répression en Iran, de ce virage des autorités turques qui désormais nous repoussent, de cette hostilité grandissante aussi des gens partout dans le pays. J’ai peur mais je ne me tairai pas. » Avec son avocat, Canberk Tütüncüoglu, elle a saisi un tribunal administratif pour empêcher son extradition. Déboutés, ils ont fait appel auprès de la Cour suprême. « Mais il n’y a quasiment aucune chance que cela aboutisse », glisse-t-elle, répétant presque mécaniquement les mots de son défenseur.
Fichée par le régime
Comme elle, plusieurs centaines de réfugiés auraient été arrêtés et menacés d’expulsion, selon différentes sources. Aucune donnée officielle chiffrée n’est disponible. Mais, à lui seul, l’avocat Tütüncüoglu s’occupe d’une demi-douzaine de personnes qui, comme Mahshid, ont vu leur dossier révisé et rejeté par Ankara. « Sur mon téléphone, j’ai des dizaines de récits, dit-elle en déroulant ses pages Instagram, y compris d’Iraniens qui vivent comme moi depuis des années en Turquie. » Un message de la veille évoque quarante personnes reconduites à la frontière. La Turquie compte près de 100 000 exilés iraniens sur son sol, un peu moins de la moitié a un statut de réfugié.
Elle, c’est sa mère qui l’a forcée à prendre un bus de Téhéran jusqu’en Turquie, un aller direct pour Antalya, le 1er décembre 2016. A l’époque, la Turquie était une terre de prédilection pour les Iraniens, l’absence de visa leur permettait de traverser la frontière sans crainte de se voir refouler par les douaniers turcs. Mahshid, elle, n’a pas 30 ans mais est déjà largement fichée par le régime.
Plusieurs fois, elle a été arrêtée et incarcérée. Pour avoir porté des bottines et fumé dans un café. Pour avoir défendu deux étudiants qui refusaient de payer un bakchich à la police des mœurs. Elle a été battue aussi. Par les gardiens de son université pour avoir refusé de couvrir intégralement sa tête. Tout un village l’a conspuée pour avoir dénoncé les mariages forcés de deux jeunes filles. Lors des manifestations de 2009 contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), Mahshid est violemment frappée au sol par les miliciens. Enceinte de cinq mois, elle perd son enfant, tombe en dépression. « C’en était trop, dit-elle. Même plus tard, lorsque j’ai rejoint une partie de ma famille à la campagne, nous avons été arrêtés pour le simple fait que l’un d’entre nous avait photographié une route construite devant notre ferme qui menait tout droit à un site militaire interdit. »
En Turquie, sa demande d’asile, déposée auprès du bureau du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies à Ankara, est acceptée. On lui assigne la petite ville d’Isparta. « Il n’y avait déjà plus de place à Istanbul », explique-t-elle. Mahshid vivote, décroche un petit boulot à Denizli, distante de deux heures en voiture.
Tous les quinze jours, elle doit émarger au commissariat d’Isparta. Comme l’y autorise son statut, elle fait une demande de changement de lieu de résidence. « Tout allait plutôt bien, souligne-t-elle. Je n’ai jamais reçu un sou des autorités, contrairement à de nombreux Syriens, et je n’ai pas obtenu de permis de travail, mais ils m’ont accordé la sécurité sociale en raison de ma dépression, un permis de séjour aussi, c’était plus qu’appréciable. »
« Violation flagrante des conventions »
Et puis, la situation se dégrade. En septembre 2018, le HCR, qui traitait jusqu’ici les demandes d’asile et de transfert vers les pays tiers, décide de laisser aux autorités turques le soin d’examiner les dossiers. « Trop de demandes, trop peu de personnel, nous étions totalement dépassés », confie anonymement une ancienne collaboratrice de l’agence onusienne. L’office turc de l’immigration prend la main et décide de réévaluer l’ensemble des demandes.
Cette bascule intervient dans un contexte de bouleversement diplomatique profond. La Turquie multiplie les signaux d’ouverture en faveur d’une normalisation avec ses voisins, dont l’Iran. Pour les réfugiés, en revanche, la situation se tend. « Leur sort dépend des hauts et des bas des relations entre Téhéran et Ankara, plus les deux s’entendent bien et plus la pression sur les opposants iraniens augmente », expliquait alors dans la presse Aykan Erdemir, ancien député, aujourd’hui en exil aux Etats-Unis.
Au même moment, les rumeurs d’infiltration d’agents iraniens se multiplient. Des arrestations ont lieu, à commencer par quelques figures emblématiques. Comme Maryam Shariatmadari, célèbre militante, arrêtée en 2020 à cause d’un permis de séjour « expiré ». Libérée après une mobilisation sur les réseaux sociaux, elle aura trente jours pour quitter le territoire. L’année suivante, quatre opposants sont incarcérés pour avoir participé, à Izmir, à une manifestation de défense des droits des femmes. Accusés d’avoir pris part à « un rassemblement illégal », ils reçoivent un avis d’expulsion.
Mahshid est arrêtée à Denizli, le 2 août 2022. Les autorités lui reprochent de ne pas avoir respecté son assignation géographique. Sa requête de changement de résidence est bien en cours, mais celle-ci n’est pas « finalisée ». La jeune femme est déchue de son statut de demandeuse d’asile pour « mise en danger de la sécurité publique ». S’ensuit une procédure d’expulsion, contre laquelle elle et son avocat font appel. « Son cas, comme d’autres, insiste Canberk Tütüncüoglu, est une violation flagrante de toutes les conventions, celle de Genève de 1951, dont la Turquie est signataire, et aussi celle des droits de l’homme puisque l’on sait que Mahshid risque la peine capitale en cas de retour. »
Battue avec une matraque
La situation se complique encore un peu plus au moment du soulèvement populaire qui suit la mort de Mahsa Amini. Mahshid apprend que sa sœur aînée est incarcérée et placée à l’isolement. Pooran est malade, atteinte d’un cancer, elle a besoin de soins. Folle de rage, Mahshid diffuse une vidéo où elle s’en prend à l’ayatollah Khomeini, le fondateur de la République islamique : « S’il arrive quoi que ce soit à ma sœur, tu en seras responsable ! »
Deux jours après, en pleine rue, une voiture aux vitres teintées s’arrête à sa hauteur. Un homme en sort, s’avance et la menace en farsi : « Nous avons ta sœur et nous allons te mettre dans une boîte et te renvoyer en Iran. » Elle s’enfuit, rentre chez elle et appelle son avocat. La police arrive un quart d’heure plus tard. Mahshid est amenée au poste, puis dans un foyer pour femmes.
Dans une vidéo en ligne, diffusée sur son téléphone, Mahshid Nazemi montre des ecchymoses qui seraient le résultat d’un passage à tabac par les gardes du centre d’immigration turc. A Isparta (Turquie), le 15 septembre 2023. BRADLEY SECKER POUR « LE MONDE »
Le lundi suivant, elle est convoquée au commissariat. Sa détention est prolongée, sans explications. Après quarante-huit heures, un fonctionnaire lui tend un document de « retour volontaire » au pays. Il lui enjoint de signer. Elle refuse et se voit transférée dans un centre de détention près de la ville d’Aydin. Là , un agent en civil l’interroge à deux reprises. Il porte un épais dossier, « toutes les copies de mon rapport du HCR avec l’en-tête de l’organisation », précise-t-elle. Les entretiens tournent court. « D’abord bienveillant, l’homme est ensuite devenu cassant. Il m’a dit connaître l’Iran depuis des années, m’a expliqué qu’il n’y avait pas de problème de voile, que le pays allait bien et que je racontais des mensonges. »
Quelques jours plus tard, elle est transférée dans un autre camp, près d’Izmir cette fois. Les conditions de détention y sont encore plus difficiles. Mahshid croise de nombreux Iraniens, des Afghans aussi et quelques Syriens. Une nuit, elle est frappée et matraquée par une garde et ses collègues pour avoir demandé de l’eau avec trop d’insistance. Transportée à l’hôpital, elle est menottée à un lit. Un médecin lui dit qu’elle occupe la place d’un Turc.
Effondrée, Mahshid retrouve un semblant de calme pour dire combien elle loue le courage des femmes restées là -bas. Et, la voix à nouveau blanche : « J’attends depuis trop longtemps, avec le sentiment d’être sans espoir et sans protection. » Sa première demande auprès du HCR pour une réinstallation dans un pays tiers sûr remonte à six ans.
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