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Le Figaro, le 31/01/2022
Par Anne Andlauer
ENQUÊTE – L’Unesco attend ce mardi des Turcs un rapport sur l’état de conservation de Sainte-Sophie. Ce symbole d’Istanbul, tour à tour église byzantine, mosquée ottomane puis musée républicain, est redevenu mosquée en juillet 2020. Certaines préoccupations demeurent.
La seule chose qu’on n’entend plus à l’intérieur de Sainte-Sophie, ce sont les bruits de pas. Les touristes, par centaines à certaines heures, se promènent en chaussettes sur le tapis couleur turquoise qui recouvre le marbre gris. Ils ont les yeux levés vers la grande coupole, les oreilles tournées vers le guide qui commente la visite. C’est un brouhaha multilingue.
Pendant que les touristes déambulent, s’assoient ou même s’allongent sur le tapis et font un selfie, des fidèles musulmans prient. Plus on avance vers les côtés et le bout de la nef – là où est situé le mihrab – plus on voit d’hommes, imperturbables, réciter le Coran ou se prosterner à toute heure. Des femmes aussi, mais à l’écart, dans une zone qui s’étire à gauche, derrière d’épaisses colonnes et un moucharabieh en bois. Et puis, cinq fois par jour, dans ce mélange de recueillement et d’agitation permanent, résonne l’appel à la prière.
Un haut-parleur invite les visiteurs à reculer derrière des barrières. Lucia s’attarde quelques instants, puis récupère ses chaussures dans un casier du vestibule. «J’ai été très surprise, confie cette jeune Espagnole en laissant glisser le voile léger qui couvrait ses cheveux. Je ne m’attendais pas à ce que ça soit si grand. Je m’y suis vraiment sentie comme dans une mosquée, pas du tout comme dans un musée.»
Un édifice redevenu mosquée
Ainsi va Sainte-Sophie depuis le 24 juillet 2020. Depuis que l’édifice est redevenu mosquée au cours d’une grande prière à laquelle participait le chef de l’État, Recep Tayyip Erdogan. Deux semaines plus tôt, le Conseil d’État l’avait rendu, de droit, au culte musulman, jugeant qu’il n’aurait jamais dû lui être retiré, au motif que le bâtiment appartient à une fondation dont les statuts prévoient son usage comme mosquée. Sainte-Sophie d’Istanbul, née basilique byzantine en 537 sous l’empereur Justinien, convertie en mosquée quand les Turcs ottomans menés par Mehmet II conquièrent Constantinople en 1453, transformée en musée en 1934 par le président-fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, s’appelle désormais, de nouveau, la grande mosquée Sainte-Sophie.
«Quand la prière est terminée, des gens du monde entier, musulmans et non-musulmans, visitent Sainte-Sophie. La seule différence avec le musée, c’est qu’ils entrent gratuitement. C’est mieux, non?», s’amuse Ferruh Mustuer, 50 ans, l’un des deux imams affectés au service de la mosquée. «De jour comme de nuit, ceux qui entrent ici sont nos invités, et nous les accueillons de la meilleure des manières. Sainte-Sophie appartient à tous.»
Des mosaïques cachées derrière des voiles
Tous les visiteurs, cependant, n’ont pas accès à tout. Il y a cette aile du rez-de-chaussée à l’usage exclusif des femmes, «bien qu’il faille reconnaître qu’on n’y trouve rien d’important d’un point de vue historique», note Metin Kural, guide touristique à Istanbul depuis bientôt trente ans. Il y a surtout l’abside, où ne vont que les hommes qui prient. Son plafond en demi-coupole présente trois mosaïques, dont une de la Vierge à l’Enfant datée du IXe siècle. Depuis que Sainte-Sophie a rouvert comme mosquée, ces mosaïques sont invisibles, cachées derrière des voiles. Pour s’en faire une idée, les touristes doivent se contenter des photos brandies par leur guide.
Ce n’est pas ce qui avait été promis. En juillet 2020, le ministère de la Culture avait affirmé que les voiles s’ouvriraient dans l’abside en dehors des heures de prière. «Les mosaïques seront à nouveau visibles», assurait Coskun Yilmaz, le plus haut représentant du ministère à Istanbul. Ce dernier n’a pas donné suite aux demandes d’interview du Figaro. «Il est impossible d’ouvrir les rideaux car ces mosaïques sont situées dans la direction de La Mecque, donc les musulmans ne peuvent pas prier face à elles. Or on prie en permanence dans la mosquée, il n’y a pas que les cinq prières quotidiennes», justifie pour sa part l’imam Ferruh Mustuer. Il précise que «les autres mosaïques n’ont pas à être cachées, puisqu’elles ne sont pas dans la direction de la prière». C’est le cas, notamment, des quatre séraphins qui entourent le dôme principal, visibles par tous les fidèles installés au rez-de-chaussée.
Inquiétude de l’Unesco
Et puis il y a l’étage, la galerie supérieure, où se trouvent certaines des mosaïques les mieux conservées. Elle a fermé pour restauration il y a plus de deux ans, à l’époque où Sainte-Sophie était encore un musée. «Les travaux sont terminés, pourtant la galerie n’a pas rouvert», soupire l’architecte Zeynep Ahunbay, membre depuis 1993 du conseil scientifique mis en place par le ministère de la Culture et du Tourisme pour préserver le bâtiment. «La fermeture de la galerie, c’est le plus gros problème», abonde Metin Kural, le guide touristique. «Les autorités pourraient en faire un musée, avec une entrée payante et distincte de celle de la mosquée», suggère-t-il. «Incha Allah, l’étage rouvrira très bientôt», répond l’imam Ferruh Mustuer. «Nos responsables sont en train d’examiner tous les aspects techniques pour que la galerie ne subisse aucune dégradation.»
La mosquée Sainte-Sophie est-elle aussi bien protégée que l’était le musée? C’est la question que posent les historiens, architectes et restaurateurs d’art spécialistes de l’édifice. C’est aussi l’inquiétude portée par l’Unesco, qui a «vivement regretté la décision des autorités turques, prise sans dialogue préalable». En juillet 2021, un an après sa reconversion, le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco, sur lequel Sainte-Sophie figure depuis 1985, a réitéré «sa profonde préoccupation concernant l’impact potentiel» de cette décision «sur la valeur universelle remarquable des biens». Il a demandé à la Turquie de lui présenter «un rapport sur l’état de conservation» du monument avant ce 1er février. Le gouvernement turc s’en est offusqué, invoquant ses «droits souverains», affirmant que ses aménagements «n’ont pas d’impact négatif (…). Au contraire, ils visent à protéger l’authenticité et l’intégrité de Sainte-Sophie».
Certaines personnes peuvent faire des erreurs en priorisant la fonction de mosquée
Zeynep Ahunbay, architecte
L’architecte Zeynep Ahunbay laisse échapper un rictus amer. Elle admet n’avoir observé aucune «altération irréversible», mais n’est pas rassurée pour autant. «Lors d’une visite pour suivre l’avancée d’un projet (de restauration) des minarets, j’ai constaté que des câbles avaient été cloués dans la toiture en plomb», raconte-t-elle, entre autres exemples. «Certaines personnes peuvent faire des erreurs en priorisant la fonction de mosquée. Je peux signaler ces erreurs aux architectes du ministère de la Culture, qui continue bien sûr de s’occuper du monument et d’allouer des fonds à sa préservation. Mais il faut ensuite que le ministère transmette l’information à la direction des fondations, puisqu’une fondation est propriétaire», rappelle la spécialiste.
Un changement de statut qui fait débat
Quand Sainte-Sophie était un musée, le ministère de la Culture et du Tourisme était seul en charge de l’édifice, qui a accueilli jusqu’à 3,7 millions de visiteurs en 2019 – une manne financière dont l’État turc est désormais privé. Dans la mosquée Sainte-Sophie, quatre acteurs se partagent compétences et prérogatives: la présidence des affaires religieuses, le ministère de la Culture, la direction générale des fondations et la préfecture d’Istanbul. Tous agissent sous l’autorité du chef de l’État, mais la multiplicité des acteurs – donc des décisionnaires et des sources de financement – provoque des lenteurs.
Vu de l’étranger, on ne réalise pas toujours que pour beaucoup de musulmans turcs, Sainte-Sophie était la mosquée la plus importante héritée de l’Empire ottoman, la première mosquée d’Istanbul. Ils s’y sentaient étrangers quand elle était un musée
Metin Kural, guide touristique
Chez les guides touristiques, le changement de statut continue aussi à faire débat. Metin Kural, dont le grand-père allait prier à Sainte-Sophie, avoue «ne pas avoir été choqué outre mesure». «Vu de l’étranger, on ne réalise pas toujours que pour beaucoup de musulmans turcs, Sainte-Sophie était la mosquée la plus importante héritée de l’Empire ottoman, la première mosquée d’Istanbul. Ils s’y sentaient étrangers quand elle était un musée. Depuis qu’elle est redevenue mosquée, ils se la sont réappropriée et Sainte-Sophie est pleine le vendredi et les jours de fête», souligne le guide. Il ajoute, à l’inverse, «comprendre tout à fait que les Grecs aient été peinés par cette décision. Pour eux aussi, Sainte-Sophie est un symbole».
Un symbole également pour les orthodoxes hellénophones de Turquie, héritiers des Byzantins, qui ne sont plus que quelques milliers, principalement à Istanbul. «Un symbole pour tous les chrétiens et, au-delà , pour toutes les minorités religieuses de ce pays», complète Garo Paylan. Cet Arménien, député d’opposition, confie ne plus vouloir se rendre à Sainte-Sophie. «C’est trop dur pour moi, ça me rend triste», souffle-t-il. «Les autorités auraient pu consulter (le patriarche œcuménique de Constantinople) Bartholomée Ier et trouver avec lui un terrain d’entente. Peut-être que les musulmans auraient pu prier à un endroit et les chrétiens à un autre», regrette-t-il. «Au lieu de ça, ce pouvoir a fait preuve d’irrespect et d’un manque total d’empathie. C’est une façon de dire: les Turcs, les musulmans ont conquis cet endroit et ils en font ce qu’ils veulent. Cela révèle l’absence de culture démocratique de ceux qui dirigent la Turquie.»
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