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Le Monde, le 22/05/2023
Par Nicolas Bourcier (Kahramanmaras, envoyé spécial)
Très touchée par le séisme du 6 février, la ville a voté à 72 % pour le président sortant. Malgré l’arrivée tardive des secours, des habitants jugent que « personne n’aurait pu mieux faire » pour les aider que le dirigeant islamo-conservateur.
Un portrait du président turc Erdogan sur la tente dans laquelle une femme a été relogée à la suite du tremblement de terre. A Kahramanmaras, en Turquie, le 11 mai 2023. ISSAM ABDALLAH / REUTERS
Dans la petite rue du Forgeron, qui mène au bazar de Kahramanmaras, le temps n’est plus qu’une suite de glissements furtifs entre les morts et la fatalité, la fatigue et les rêves d’une vie meilleure. Plus des deux tiers des maisons sont effondrées ou sinistrées par le tremblement de terre du 6 février. De jour comme de nuit, on entend les pelleteuses à l’œuvre et la valse des camions à benne. Quatre mois après la catastrophe, il reste encore beaucoup à faire. Les traits sont tirés, les regards fixes. Il n’y a que l’épaisse poussière qui ne tient pas en place. Près de 10 000 personnes sont mortes ici. Plus de 50 000 dans toute la zone touchée. Beaucoup plus selon les survivants.
Ils sont trois assis côte à côte sur leurs petites chaises en forme de trône. Trois hommes, Ahmet, Fahri et Pasa, et autant de générations, de 30 à 70 ans, installés sur ce qui reste de trottoir. Aujourd’hui, la rue leur appartient. Et leur ressemble. Un miroir de la Turquie par le bas. Pasa, le plus âgé, vétéran de la campagne de Chypre (en 1974, la Turquie a envahi la partie nord de l’île de Chypre), cite les problèmes actuels du pays avec une parole et un ton en apparence totalement décomplexés : l’inflation qui ruine le pouvoir d’achat des gens, le système judiciaire auquel personne ne fait confiance et les politiques « qui ne pensent qu’à eux ». Il précise : « Mais cela est vrai pour tous les pays. » Aux élections du 14 mai, Pasa a voté pour le président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans, tout comme ses deux complices, Fahri et Ahmet. « Sans hésiter », ajoutent volontiers les trois hommes.
Nous y sommes. Dans une ville qui a été ravagée par le séisme, où les secours ont tardé, comme partout ailleurs, et dans laquelle le maire du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation de M. Erdogan, a même été conspué et molesté dès le premier jour de la catastrophe, les électeurs ont donné un blanc-seing au président sortant. Ainsi, 72 % des habitants ont voté pour lui, soit un score quasi aussi élevé que lors de la présidentielle de 2018, avec même dans certains quartiers un gain de voix. Le parti a certes perdu des suffrages, près de 10 % par rapport aux dernières législatives, un peu plus même qu’ailleurs dans le pays.
Un tour de force
C’est le paradoxe auquel l’opposition turque tente de répondre depuis ce premier tour de scrutin. Les maux dont souffre le pays sont manifestes, mais la vaste coalition emmenée par le candidat Kemal Kiliçdaroglu et ses promesses de stabilité et de retour à l’Etat de droit ont échoué à rassembler une majorité. Après vingt ans de pouvoir, d’usure et de controverses, de critiques et de revirements, Recep Tayyip Erdogan reste, une fois encore, le favori de l’élection.
Pasa, qui ne donnera pas son nom complet, veut y voir au contraire une suite logique pour « le seul politicien digne de ce pays à avoir réellement fait quelque chose depuis son arrivée au pouvoir ». Et d’énumérer, pêle-mêle, les routes, les logements, les aéroports, les hôpitaux – « il en a même construit un en six semaines à Hatay » –, les prouesses de l’industrie militaire, les drones et les hélicoptères, toutes ces réalisations qui ont fait du président l’alpha et l’oméga, selon lui, de l’autorité. « Oui, il est digne et fort, le seul en ces temps de crise à pouvoir répondre aux besoins. »
Lui-même a perdu sa maison dans le séisme. Fahri et Ahmet leur travail. « Mais Erdogan ne peut pas être tenu pour responsable, disent-ils. L’étendue de la catastrophe était tellement énorme, personne n’aurait pu mieux faire. » « Bien sûr qu’il y a eu des erreurs commises, admet Pasa, mais Kiliçdaroglu ne donne pas confiance. Comment peut-on avancer avec six partis politiques [regroupés dans l’alliance de l’opposition] si différents ? Il paraît faible, Erdogan lui sait faire. »
Pour le journaliste local Orhan Erkiliç, fin connaisseur de la région, le chef de l’Etat a réussi ce tour de force de rassurer une majorité de la population. Il continue, selon lui, de répondre à une aspiration sociale fortement ancrée dans la société turque. « Quand on est dans le besoin ou dans une crise importante, on prend peur et le chef de l’Etat a su se montrer décisif, explique l’observateur. Les personnes qui ont tout perdu dans le séisme pensent à leur futur, pas à leurs morts, car la vie continue. En cela, Erdogan personnifie bien ce désir de stabilité, avec la promesse d’une nouvelle maison et d’une reprise normale des choses de la vie. »
« Liens émotionnels »
A comparer les chiffres, on constate que le candidat de l’opposition a fait le plein des voix dans les grandes villes du pays, Istanbul, Izmir et Ankara. Comme on pouvait s’y attendre, Kemal Kiliçdaroglu est également arrivé en tête dans les régions côtières de l’Ouest, qui comptent parmi les fiefs traditionnels de sa formation, le Parti républicain du peuple (CHP), ainsi que dans les régions du Sud-Est à majorité kurde. Partout ailleurs, Erdogan a mobilisé son électorat islamo-conservateur, largement prédominant dans le centre du pays et sur la côte de la mer Noire. La perte de la mégapole du Bosphore a été amplement compensée par les voix de l’arrière-pays.
L’accent mis, pendant toute la campagne, sur les valeurs familiales conservatrices et sa stature d’homme d’Etat fort a su réconforter son électorat. Surtout, le chef de l’Etat s’est imposé comme un pôle de stabilité dans ce centre anatolien et ces villes moyennes traditionnelles et industrieuses comme Kahramanmaras, Erzincan, Bingöl ou Konya. Même dans la province de Hatay, qui a été également fortement touchée par le séisme, le chef de l’Etat a obtenu près de 48 % des voix, presque autant qu’aux précédentes élections.
« Erdogan s’inscrit dans cette longue tradition d’un Adnan Menderes [1899-1961] et d’un Süleyman Demirel [1924-2015], celle d’un leader conservateur et populiste qui représente la population et qui réussit à établir des liens émotionnels et sentimentaux avec ses électeurs, ajoute Halil Karaveli, auteur et analyste de l’Institut Asie centrale-Caucase. L’actuel chef de l’Etat a même perfectionné ces liens, encore mieux que ses prédécesseurs. »
A cela s’ajoute le contrôle de l’appareil d’Etat et de l’information, comme le précise Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute et auteur d’une biographie du président turc (A Sultan in Autumn, « un sultan en automne », I.B. Tauris, 2021, non traduit) : « Ce retour d’Erdogan est caractéristique d’un politicien qui a maintes fois démontré son habileté à utiliser les ressources de l’Etat à son avantage et à diviser ou à neutraliser ses adversaires. »
En meeting à Kahramanmaras, samedi, le président a longuement remercié ses électeurs. Il a promis des nouvelles habitations à partir d’octobre, avant de conclure : « Là où nous gagnons, tout le monde gagne, personne ne perd. » C’est simple, et visiblement efficace.
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