Tawakkol Karman, l’égérie déracinée
Les « printemps arabes », dix ans après Printemps arabes
Dix ans en portraits
Militante du soulèvement yéménite, récompensée du prix Nobel, la journaliste vit les déchirements de son pays en guerre depuis son exil en Turquie
La Yéménite Tawakkol Karman, à Paris, le 9 septembre 2014. JEROME SESSINI / MAGNUM POUR « LE MONDE »
Elle reste à ce jour la seule femme arabe à avoir reçu un prix Nobel. En 2011, lorsque le comité d’Oslo la sacre, en compagnie de deux autres femmes, les Libériennes Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee, personne ou presque ne connaît la jeune Yéménite Tawakkol Karman. Journaliste, militante pour les droits de l’homme, elle s’est fait un nom au Yémen pour avoir ôté son niqab (voile intégral), dévoilant son visage dans une société encore très traditionnelle, mais surtout pour son opposition farouche au président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978.
A partir de 2007, elle organise un sit-in régulier devant les bureaux de la présidence pour protester contre les violations des droits de l’homme et la corruption. Début 2011, elle devient l’égérie du soulèvement yéménite lorsqu’elle est arrêtée par des sbires du régime, puis relâchée peu après sous la pression de l’opinion. Dès lors, elle ne quitte plus le village de tentes des ré volutionnaires installé en plein centre de Sanaa, jusqu’à la démission du président Saleh, arrachée à la fin de 2011. Ces heures enfiévrées et enivrantes sont bien loin. Tawakkol Karman a quitté le Yémen fin 2014 et n’est pas près d’y remettre les pieds.
Comme bien des révolutionnaires, cette femme de 41 ans, mère de trois enfants, vit désormais en exil, entre la Turquie, où elle a élu domicile, et les Etats-Unis, où elle étudie à l’université Columbia. Mais, contrairement à ceux que le mal du pays détruit petit à petit, l’exil n’a pas entamé sa bonne humeur, son dynamisme et son sens de la formule aiguisée.
Tawakkol Karman a dû fuir son domicile à Sanaa lorsque les milices houthistes issues d’une confédération tribale du nord du Yémen, d’obédience zaydite, une branche dissidente du chiisme, et soutenues de loin par l’Iran ont envahi la capitale, à l’automne 2014, avec l’aide du président déchu Saleh. Elle ne mâche pas ses mots envers ce dernier. « Plutôt que de se venger, la révolution pacifique avait accordé à son parti la moitié du gouvernement, déclare-t-elle au Monde. Mais il a préféré s’allier avec ses anciens ennemis pour déclarer la guerre aux Yéménites et renverser l’Etat comme Samson les colonnes du temple. » Lorsque Saleh est mort, assassiné par ses alliés houthistes qu’il était en train de trahir au profit de la coalition saoudo-émiratie, le 4 décembre 2017, Tawakkol Karman s’est réjouie ouvertement sur les réseaux sociaux.
Pas de mots assez durs
Aucun des camps en guerre au Yémen ne trouve aujourd’hui grâce à ses yeux : les houthistes, patronnés par l’Iran et le Hezbollah libanais, pas plus que le pouvoir légal, sous la coupe de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, et qu’elle surnomme « le gouvernement de l’ambassadeur saoudien . « Je les mets sur le même plan : l’Iran, l’Arabie saoudite et les Emirats sont les ennemis du peuple yéménite. Leur but est le même,se partager les lambeaux de notre pays. Mais une nation qui existe depuis quatre mille ans ne disparaît pas à cause d’une guerre. »
Fut un temps où elle avait pris le parti de l’offensive saoudo-émiratie et s’était laissée aller à des déclarations antichiites. Mais le Yémen n’est pas l’Irak ou la Syrie, et la question confessionnelle y est secondaire. Cela n’a pas empêché le pays de sombrer dans une guerre civile sans merci et de devenir le théâtre de l’affrontement géopolitique régional entre Riyad et Téhéran.
Après avoir salué un temps l’intervention militaire saoudo-émiratie, en mars 2015, au nom de la libération de son pays et de la restauration de la souveraineté du gouvernement légal, elle n’a au jourd’hui pas de mots assez durs pour fustiger « l’agenda caché » contre-révolutionnaire et impérialiste des deux pétromonarchies, qu’elle méprise ouvertement « des régimes en verre qui disparaîtront un jour . Il est vrai que le duo Riyad-Abou Dhabi avait déjà fait ses preuves en Egypte, où il a encouragé et financé le coup d’Etat militaire qui a renversé, en 2013, le président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans et le seul civil démocratiquement élu à la tête de l’Etat le plus peuplé du monde arabe.
Longtemps affiliée au parti islamiste Al-Islah (« la réforme »), Tawakkol Karman fait partie de la mouvance des Frères musulmans, même si elle est réticente à le reconnaître. Elle préfère l’étiquette de « libérale, attachée aux valeurs de la révolution : la dignité, la justice, l’égalité et la liberté . Or, depuis l’éclosion des révolutions arabes, la confrérie, principale force d’opposition organisée aux régimes déchus, est devenue la hantise des monarques du Golfe. A l’exception notable du Qatar, qui a misé dès le début des soulèvements de 2011 sur un ordre nouveau dominé par l’islam politique. Sa chaîne d’information, Al-Jazira, où travaille la soeur de Tawakkol, Safa, a été l’un des principaux catalyseurs des révolutions, couvertes avec enthousiasme.
Les monarques saoudien et émirati ne pardonneront jamais cet engagement à leur homologue qatari. En 2017, ils saisissent l’aubaine de la présidence de Trump, qu’ils jugent acquis à leur cause pour décréter un embargo du Qatar, mis au ban de la Ligue arabe et sommé d’aller à Canossa. Le Qatar, qui était déjà le refuge des Frères musulmans pourchassés en Egypte, devient leur bunker. Le richissime émirat gazier se rapproche de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, l’autre parrain de la confrérie islamiste. Ankara accorde à Tawwakol Karman sa nationalité et un havre où installer sa fondation et sa chaîne de télévision, Belqees TV. Le Qatar se charge du financement.
Solides jalousies
« Elle appartient clairement à la mouvance frériste, mais ce n’est pas non plus une militante au sens partisan », estime le politologue François Burgat, spécialiste du Yémen. Elle a pu ainsi appeler Mohamed Morsi à la démission, lorsque son impopularité culminait en juin 2013. « Je lui ai conseillé d’organiser de nouvelles élections face à une situation de blocage, mais je ne cautionne pas son renversement illégal, nuance-t-elle. La suite m’a donné raison. »
La réconciliation récente entre le Qatar et l’Arabie saoudite va-t-elle entraîner un durcissement de Doha envers ses protégés islamistes ? Tawakkol Karman préfère éluder le sujet. « Il lui est difficile de garder son autonomie dans un tel contexte, explique Laurent Bonnefoy, chercheur spécialiste du Yémen. Mais elle a pu continuer à faire entendre sa voix sur les droits de l’homme, le sort des femmes et des civils yéménites. » Cependant, dans son pays, elle ne pèse plus vraiment à l’heure où les armes ont la parole. Son statut de femme, même islamiste, et sa célébrité soudaine elle a intégré le conseil de surveillance mondial de Facebook en 2020 lui ont valu de solides jalousies.
Otage de la géopolitique d’une région déchirée, en exil de son pays martyrisé par la guerre, le destin de Tawakkol Karman incarne bien celui des révolutionnaires de 2011. « La Révolution française a pris des décennies pour triompher. Les contre-révolutions sont inhérentes aux révolutions. Mais notre cause est juste, et c’est pour cela qu’elle triomphera », conclut la jeune Prix Nobel.
Ils ont été les visages et les petites mains des soulèvements de 2011. Porte-voix ou simples militants, tous ont vécu intimement le naufrage de ces révoltes dont ils ont réussi à sortir vivants. Mais chacun y a réagi à sa manière : reniement, exil, résilience ou dérive vers le djihadisme.
â—Š
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