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Courrier International, le 09/01/2024
Cette série à l’eau de rose explore les fractures de la société turque, entre les laïcs les plus intransigeants et les membres de communautés religieuses ultrarigoristes. Ces dernières, de plus en plus influentes dans la Turquie d’Erdogan, réclament l’interdiction des “Boutons rouges”. Lundi 8 janvier, elles ont remporté une première manche.
Une scène du premier épisode de la série turque “Les Boutons rouges”. Au premier plan : Meryem, incarnée par Özgü Namal. Membre d’une conférie religieuse rigoriste, elle va être destabilisée par sa rencontre avec un médecin kémaliste. Capture d’écran de la bande-annonce YouTube/Fox TV
“Les Boutons rouges [Kizilgoncalar, en turc] seront-ils à l’antenne ce soir ?” se demandait la presse turque, à l’image du quotidien Cumhuriyet, lundi 8 janvier. La réponse a été négative et, contrairement à ce qui était programmé, aucun nouvel épisode n’a été diffusé sur la chaîne privée Fox TV (opposition modérée). Le tribunal administratif, auprès duquel les producteurs de la série avaient déposé un recours, a en effet décidé de valider la décision du RTÜK, le Conseil supérieur de l’audiovisuel turc.
Saisi par plusieurs dizaines de milliers de spectateurs, le RTÜK avait décidé, le 28 décembre, d’infliger une amende et d’interdire durant deux semaines la diffusion de nouveaux épisodes. En cause, la mention dans la série d’“adjectifs péjoratifs pour l’islam et les musulmans, attribués à des personnages d’apparence religieuse”, lesdits personnages, fictifs, risquant de “porter atteinte aux valeurs nationales, à la morale publique et à la famille”, avait justifié le RTÜK.
Dans la ligne de mire des “tariqat”
La série, dont seuls deux épisodes ont pour l’instant été diffusés en décembre, se déroule dans l’Istanbul d’aujourd’hui et met en scène l’improbable rencontre de deux personnages que tout devrait séparer : Levent (Özcan Deniz), un psychiatre représentant la vieille garde kémaliste arc-boutée sur une laïcité de combat, et la pieuse Meryem (Özgü Namal), mariée à l’âge de 15 ans, mère de famille et membre d’une confrérie religieuse rigoriste.
Les Boutons rouges ont tous les attributs classiques des feuilletons à la turque, faits de musique omniprésente, d’amours contrariés et d’arcs scénaristiques plus ou moins crédibles, et qui rencontrent un grand succès bien au-delà de leur pays d’origine. Mais, cette fois, le cadre de l’intrigue a fortement déplu aux tariqat, ces puissantes confréries religieuses qui ont le vent en poupe depuis plusieurs années, fortes de leur proximité avec le pouvoir islamo-nationaliste du président, Recep Tayyip Erdogan.
D’inspiration soufie, très rigoristes et fermées sur elles-mêmes, organisées autour de la figure d’un cheikh, leader spirituel tout puissant, les confréries religieuses turques sont souvent en concurrence les unes avec les autres, mais elles savent s’unir à l’occasion pour combattre leurs ennemis. Outre l’amende et la suspension de diffusion infligées, la production peine désormais à trouver des lieux de tournage. La plupart des lieux choisis comme décors lui ont été fermés, à l’image de l’hôpital où officiait le personnage de Levent, rapporte le média en ligne Gazete Duvar.
Les attaques de la presse progouvernementale
La presse progouvernementale ne cesse, depuis le premier épisode, de tirer à boulets rouges sur la série. “Cette série divise les laïcs et les religieux, renforce l’ignorance et l’hostilité dans la société. Elle présente les religieux comme des escrocs qui frappent les enfants qui n’arrivent pas à mémoriser le Coran”, dénonce le quotidien islamo-nationaliste Yeni Safak, sans mentionner le fait que les personnages du camp d’en face ne sont guère mieux traités dans la série.
Le même Yeni Safak va jusqu’à faire du scénariste un membre du Fetö, un acronyme signifiant “terroriste” que le pouvoir utilise pour désigner l’organisation religieuse de l’imam Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan devenu sa bête noire. La débandade de sa communauté, dont les membres ont été pourchassés et accusés d’avoir fomenté la tentative de putsch militaire de juillet 2016, a d’ailleurs ouvert la voie aux confréries religieuses. Celles-ci ont pu s’implanter dans certains secteurs de l’appareil d’État, en lieu et place des gülenistes en fuite.
Le quotidien islamiste Yeni Akit, lui, propose une autre explication, visant cette fois le producteur de la série, identifié comme un alévi, c’est-à-dire pratiquant d’une religion minoritaire en Turquie (15 à 20 % de la population), libérale et hétérodoxe, inspirée du chiisme mais qui emprunte aussi des éléments chamaniques et zoroastriens. “Il hait les musulmans sunnites et fait tout pour nuire à leur image, voilà pourquoi les musulmans doivent investir plus massivement le secteur de la télévision”, estime le quotidien.
Une censure grandissante
Pour le quotidien de l’opposition conservatrice Karar, pourtant, “il n’y a aucune haine de la religion dans la série, qui s’inspire assez justement de la réalité et n’hésite pas à critiquer les laïcs les plus intransigeants et fanatiques”. Comme l’ensemble de la presse d’opposition, le quotidien s’insurge contre la censure, qui se multiplie ces dernières années dans le monde du cinéma et de la télévision turc :
“Censurer une production télévisée juste parce qu’elle contient certaines critiques est une pratique autoritaire et une attaque contre la liberté.”
La place des femmes dans les confréries religieuses turques, le mariage des mineurs comme le personnage de Meryem, ou les violences contre les femmes sont de vrais sujets de société, qui méritent d’être exposés au grand jour, écrit de son côté une journaliste du média en ligne Kisadalga. La journaliste s’appuie sur le témoignage d’une jeune femme dont la famille est membre de la confrérie dite d’Ismailaga, une des plus puissantes du pays. Intégralement voilée dès l’âge de 10 ans, elle explique n’avoir jamais été scolarisée en dehors de cours de Coran où les brimades physiques étaient monnaie courante, avant de parvenir à s’échapper définitivement du domicile familial à sa majorité.
Les Boutons rouges vont-ils continuer à dérouler à l’écran leur sirupeuse et périlleuse interprétation des problèmes qui hantent la société turque, et à questionner la place de la religion ? Le scénario sera-t-il modifié sous la pression ? Une chose est certaine : si la série se serait bien passé de la censure, elle n’aurait pu rêver meilleure publicité. Le premier épisode, diffusé également sur Youtube, cumule désormais 7 millions de visionnages.
Courrier international
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