Refaire Istanbul au bar de l’hôtel
Le Monde, le 21/01/2016
LE MONDE DES LIVRES
Par Julie Clarini
Le lobby du Pera Palace, Ã Istanbul, de nos jours.
Minuit au Pera Palace. La naissance d’Istanbul (Midnight at the Pera Palace. The Birth of Modern Istanbul), de Charles King, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Odile Demange, Payot, 454 p., 25 €.
Destination  : Istanbul. Sur les rails de l’Orient Express, évidemment. Pas trop vite, il faut prendre son temps. L’élan de la modernité s’émousse aux abords de cette capitale de l’Empire ottoman. Il faut prendre son temps aussi pour lire Minuit au Pera Palace et profiter de sa densité, mesurer son ambition, s’instruire et rêver. A tous ceux qui se demandent comment renouveler l’écriture de l’histoire, voilà une suggestion  : s’arrêter quelque part, au Pera Palace, par exemple, cet hôtel moderne édifié en 1892 dans le quartier le plus chic de la ville et, comme l’auteur, l’historien américain Charles King, ne plus en bouger, se Âcontenter d’observer le monde changer tout autour. Cela va sans dire, il faut un certain talent et un très gros travail pour raconter ce basculement de la ville millénaire, impériale et multiconfessionnelle, vers sa nouvelle identité, celle d’une grande métropole de la république laïque de Turquie. Cinquante ans, en quelque 400 pages.
Pourquoi le Pera Palace ? Non pas seulement parce que c’est l’hôtel où descendaient, au début du siècle précédent, les Européens avides de découvrir minarets, harems et autres charmes orientaux (confort moderne et vue imprenable sur la Corne d’or, certifiait le Guide bleu), mais parce qu’il s’est trouvé être un des cÅ“urs battants de la ville, un QG pour voyageurs, artistes, espions, riches immigrés de toutes provenances. Un symbole, aussi. Construit pour accueillir les passagers de l’Orient Express, pensé comme  » l’ultime murmure de l’Occident sur la voie de l’Orient « , il connut ses plus grandes heures dans les années 1910-1920, quand les tramways cohabitaient encore avec les chars à bÅ“ufs. Implanté sur une colline aux abords de la  » grand-rue « , il est un des avatars de cette expérience fabuleuse de  » réinvention délibérée du modèle occidental  » dont la ville fut l’objet.
La chambre de Mustafa Kemal
Le lent et agité processus de transformation qui aboutit à la Turquie moderne forme la trame essentielle du livre de Charles King, qui maintient un fil chronologique mais pour le déborder sans cesse : il est donc ici question du succès commercial de la Compagnie des wagons-lits tout autant que de Mustafa Kemal, le père de la patrie moderne, qui occupe une chambre au Pera Palace le 13 novembre 1918, jour où débute l’occupation du pays par les Alliés – l’établissement en est alors l’épicentre. Deux ans plus tard, la ville prend un nouveau style,  » Moscou sur le Bosphore « , à la suite de l’arrivée massive des Russes blancs que leurs deux caractéristiques marquantes,  » le désespoir et l’ingéniosité « , mènent aux métiers les plus invraisemblables pour survivre (de l’animation de cabaret au toilettage des cadavres à la morgue). King leur consacre des pages éblouissantes avant d’entrer dans les complications de la relation entre Turcs et Grecs à travers les déboires du propriétaire du Pera Palace, un certain Bodosakis,  » incarnation même du Grec stambouliote courtois et sûr de lui « , qui choisit au début des années 1920 de se réfugier à Athènes, craignant les représailles du gouvernement, à l’instar de ces multiples minorités qui avaient été l’âme de la capitale impériale avant de se voir ainsi chassées ou réprimées. En octobre 1923, la république est proclamée.
Quelques années plus tard, quand minuit sonne aux abords du palace, on -entend les rythmes jazzy s’échapper de clubs peu fréquentables. Rien n’est jamais comme au temps du sultanat, sinon cette propension de la ville à osciller -entre frénésie et mélancolie. Il faudrait aussi parler de l’élection de la première Miss Turquie, cérémonie emblématique de l’émancipation féminine, ou encore de Ramón Mercader, qui surveilla Trotski lors de son séjour à Istanbul avant de -fomenter son assassinat à Mexico. De GÅ“bbels, encore, et de sa visite de 1939, dans la ville même où avaient trouvé refuge et enseignaient un grand nombre d’intellectuels juifs chassés d’Allemagne par les lois nazies.
Il serait sans doute trop facile de dire que le livre, à l’intrigue byzantine, relève de l’art de la mosaïque. Mais, dans ces fragments de ville racontés par King, se dessine bel et bien une histoire politique, sociale, artistique, une histoire des mentalités et des idées, dont ne peut que souligner à quel point elle éclaire notre monde contemporain. Il faut lire Minuit au Pera Palace, qu’on aime Istanbul ou que l’on n’y ait jamais mis les pieds. Plus encore peut-être dans ce dernier cas.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/01/21/histoire-refaire-istanbul-au-bar-de-l-hotel_4850857_3260.html#tBfOxHPULElpycCm.99
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