Prix des Turcophiles 2008 : M. Michel ROCARD
Discours de Murat V. ERPUYAN
Monsieur le Premier Ministre, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames et Messieurs, chers amis, je vous souhaite la bienvenue à la 6ème Rencontre des Turcophiles.
Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie vivement pour votre soutien à cette rencontre en nous ouvrant les portes de ce local et aussi pour votre chaleureux accueil.
Faut-il rappeler que la première rencontre est née d'un appel téléphonique reçu par A TA TURQUIE. Une dame française nous disait qu'elle adorait la Turquie et qu'elle y allait aussi souvent qu'elle pouvait. Mais elle était gênée, irritée de la réaction des gens, de son entourage quand elle parlait de sa passion pour ce pays. Elle disait que les gens ne comprenaient pas comment elle pouvait aimer ce pays et apprécier ses habitants. Elle avait terminé avec la phrase suivante : suis-je un cas isolé ?
Cette conversation nous a donné l'idée de ces rencontres.
L'appellation " turcophiles " rassemble des personnes marquées et séduites, pour des raisons diverses, souvent lors d'un voyage en Turquie, par le pays, par son peuple et par sa culture. Si leur attachement ne s'est jamais démenti, ils se sentent parfois isolés et incompris de leur entourage avec lequel ils ne peuvent partager leurs expériences nombreuses et enrichissantes.
L'objectif de ces rencontres est de créer l'occasion de réunir toutes ces personnes.
Grâce à ces rencontres les personnes attirées par la Turquie peuvent échanger sur leur attachement à ce pays mais aussi développer des initiatives et réaliser des projets.
Les deux premières rencontres ont généré l'idée d'un Prix des turcophiles. Un prix destiné à une personnalité pour ses actions et ses prises de positions envers la Turquie, avec ses atouts et aussi ses faiblesses.
En effet, depuis quelques années, le débat autour de l'adhésion de la Turquie à l'UE a débouché en grande partie, sur des préjugés et des arrière-pensées, voire sur une désinformation et il a dépassé le cadre de l'adhésion cédant la place à la passion et parfois à l'irrationnel.
C'est dans ce contexte que les turcophiles favorables à l'adhésion de la Turquie à l'UE (considérant que c'est une véritable chance pour la Turquie mais également pour l'UE) sont sensibles à l'égard des personnes qui tentent de remettre ce débat sur les rails.
Après Gilles Martin-Chauffier, après Plantu, après Alexandre Adler, cette année nous avons le plaisir et l'honneur de remettre ce prix à Monsieur Michel Rocard.
Je ne vais pas m'aventurer à faire votre présentation Monsieur Rocard, tout le monde ici présent vous connaît bien. Je dirais simplement qu'après tant d'expérience dans la vie politique française vous êtes un sage, un sage qui conseille, qui guide loin, des préoccupations d'ordre politique, seules vos convictions comptent. D'ailleurs vous êtes un homme de convictions, qui ont pesé parfois lourdement dans votre carrière.
Vous dites oui à la Turquie dans l'UE. Nous partageons là la même conviction. Vous le dites haut et fort et dans le contexte actuel ceci est courageux. Mais cet appel pour la Turquie dans l'UE est une preuve que vous êtes un visionnaire. Je pense que l'histoire vous donnera raison, car vous considérez que cette adhésion est une nécessité pour des considérations stratégiques, qu'elle est judicieuse pour l'économie et visionnaire du point de vue culturel. Vous ne cédez pas à la facilité en rejoignant le camp des adversaires de l'adhésion turque qui, pour moi, ne voit pas plus loin que le bout de leur nez et qui veulent caresser l'opinion dans le sens du poil pour ne pas mettre en péril leur avenir politique. Or le véritable homme d'état sait qu'il ne faut pas toujours céder devant la pression populaire. Il me semble que le peuple apprécie l'homme d'état qui lui résiste.
Personnellement, à la lecture de votre livre j'ai quelques divergences de vues avec vous. Et c'est tout naturel. Je trouve par exemple que la date de 2023 est chargée de symboles et de sens, certes, mais trop lointaine.
Par contre j'éprouve une sorte de soulagement, quand vous, vous écrivez que " l'adhésion turque est une nécessité si l'ont veut assurer une issue plutôt européenne qu'américaine au rééquilibrage du capitalisme contemporain ". Désormais je ne me sens pas seul sur ce point crucial.
J'ai beaucoup aimé quand vous affirmez que les Français sont les " héritiers, même après trois siècles, d'une nation qui a commandé le monde. Il nous en reste un siège de membre permanent au Conseil de sécurité, l'armée nucléaire, de petits territoires éparpillés sur les cinq continents et surtout une habitude de nos élites de communiquer intellectuellement avec les problèmes du monde. Sauf que nous n'avons ni l'humilité ni même les connaissances pour comprendre la vie et les préoccupations des habitants de pays plus petits."
Justement les Turcs aussi ont en quelque sorte le même sentiment, vous le dites vous-même : la Turquie a une tradition glorieuse et a su gouverner d'innombrables peuples soumis, mais respectés dans leurs cultures et leurs traditions ", j'ajouterais aussi intégrés dans la gestion de l'état. Eux aussi ont la nostalgie d'un passé révolu. Ils sont frustrés de la position actuelle de leur pays surtout quand en Europe on trouve de nombreux arguments injustes et infondés. Ils se sentent mal compris.
C'est vrai que ces deux pays, la France et la Turquie, quoiqu'on dise se ressemblent beaucoup, cherchons les convergences plus que les divergeances. Telles, par exemple, des concepts sur lequel l'état est bâti : les valeurs républicaines et laïques, l'indivisibilité…
Nous les francophones et les turcophiles nous sommes attristés par la position actuelle de la France à l'égard de la Turquie. Car la France a (peut-être dois-je dire) avait une place particulière dans le cœur des Turcs. Alors il est impossible de comprendre cette position qui veut faire d'un ami un ennemi comme le dit si bien Bernard Quetta.
Avant de passer la parole à Monsieur Michel Rocard, je rappelle que son livre " oui à la Turquie " est à votre disposition et je pense qu'il ne vous refusera pas de le dédicacer. Et nous avons une surprise : vous pouvez sentir encore l'encre de l'impression du recueil des poèmes de ? Tancelin choisis et traduits en turc par Serpil Ekin Terlemez. Vous avez la possibilité de faire dédicacer ce recueil de poème bilingue par le poète et par la traductrice.
Monsieur Rocard puis-je vous inviter à prendre la parole ?
Discours de M. Michel Rocard en réponse à celui de M. Erpuyan
Transcription : Daudonnet
"La position que j'ai prise sur le problème de politique internationale de l'adhésion turque, doit au fond pas grand-chose à la beauté et au cadre géographique de la Turquie, pas beaucoup plus au fait que ce sont en général des gens charmants, et tout à l'analyse géopolitique.
Il m'a semblé que si l'on regarde l'avenir, c'est-à-dire le problème essentiel du monde, ce sera de tenir à des valeurs, la démocratie, le pluralisme, les droits de l'homme, le respect de la vie, le respect de l'intégrité du corps humain (la torture), la laïcité, le respect de la femme dans la laïcité, les droits de l'homme sont aussi ceux de la femme, des valeurs qui sont principalement d'essence occidentale, mais dans 30 ans le monde sera principalement asiatique. La Chine et l'Inde auront a elles deux, plus la Malaisie, la Thaïlande, le Vietnam et quelques autres, la moitié de la production des biens du monde entier, et dirigeront la moitié de son commerce. Elles seront toutes puissantes là ou se fixent les règles du jeu, ONU, organisation mondiale du commerce, la future de organisation mondiale de l'environnement…
Et ce n'est pas dans notre monde, où la télévision a méthodiquement cassé toute réflexion sur le long terme, " le long terme c'est ennuyeux ", nous n'avons plus dans nos têtes que des éléments à la semaine, ou à l'horizon de la prochaine campagne électorale, mais pas plus. A cet horizon là, vous êtes gros, vous êtes musulmans, vous faites peur, et tous les blocages ressortent.
Mais cet horizon la n'est pas le bon : la pensée importante est la pensée par demi siècle, qui est l'unité de temps de l'histoire, et à la pensée par demi siècle, il me partait absolument décisif que ce grand pays, très grand pays à la longue histoire qu'est la Turquie travaille en plein accord avec la chrétienté voisine, il l'a un peu combattu mais il est dedans, l'histoire est commune, et déjà d'ailleurs sa majesté notre roi François Ier s'alliait au Grand Turc pour se débarrasser de certaines contradictions intra-européennes…
Vous êtes dans le coup et vous n'y pouvez rien mais vous êtes dans notre histoire. Il me semble que cette fusion doit se faire.
Vous évoquiez, Monsieur, dans votre présentation nos rapports avec les états unis.
La première orange que j'ai mangé dans ma vie m'a été donnée en aout 1944 par un soldat noir américain, au moment de la libération. On n'oublie pas ces choses. Ce grand peuple nous a libérés deux fois.
Les européens sont assez fous pour se faire mutuellement la guerre, et dans les deux cas, 14 – 18 et 39 – 45, nous devons aux états unis la préservation de la liberté, la préservation notamment de la nôtre, et ce n'est pas rien.
L'autodestruction de l'Europe, la Turquie comprise d'ailleurs, vous avez eu dès 1914 la malchance de faire le mauvais choix des alliances, vous l'avez payé injustement plus que les autres, en tout cas dans le découpage de votre pays, et plus que ça.
Bref donc, Turquie comprise, l'autodestruction de l'Europe a cédé la place à commandement militaire du monde qui avait évacué leur pays […..] . C'est donc aujourd'hui le peuple américain qui commande le monde, et mon inquiétude vient de ce que ce peuple est jeune.
Le peuple turc il a 2… je ne sais pas comment vous comptez ; 1 millénaire, 1 millénaire et demi, 2 millénaires…
Vous avez régné de Pékin jusqu'à Vienne, enfin Vienne, un peu plus au sud […..] et le rôle de la guerre dans l'histoire, le rôle de la violence dans l'histoire, l'entretien de rapports avec l'autre, car on ne tue jamais tout le monde, même ceux qu'on combat faudra faire avec après, et il vaut mieux avoir ca dans la tête, c'est prudent pour gérer la suite.
La culture du peuple américain pour notre malheur à tous est jeune. Il est ivre de sa force. Ca n'enlève rien à l'amitié que je lui porte, ca n'enlève rien à la dette que mon pays lui doit. Soyons clair là-dessus. [….]
Mais il faut se prémunir contre cette jeunesse aussi inexpérimentée dans la rubrique finance (nous voyons ça avec la crise actuelle) qu'elle ne l'est dans l'art de la force ; faut quand même avoir fait appel à l'armée la plus puissante de tous les temps, la première à être beaucoup plus puissante que toutes les armées des autres réunies au moment où elle l'est, pour être enterrée dans deux pays dont elle ne peut plus sortir, pour ne plus être capable de mener un combat ailleurs.
Ce leadership nous interroge culturellement. Nous avons la chance inouïe que le nouveau président des états unis tout juste élu pas encore installé dans sa charge ait compris ça, mais pas tout à fait dans les termes que j'emploie, mais il l'a diplomatiquement fait comprendre.
Mais il est clair que dans le relais intellectuel pour le pilotage du monde dans cette vacuité qu'a été l'abandon où la renonciation à la responsabilité collective, celle de la pensée américaine d'aujourd'hui, la force de remplacement vient de l'Europe, mais elle est trop courte sans doute… C'est un peu tout ça ma vision.
La raison pour laquelle nous, parce que nous sommes deux, et elle est là, et après tout, elle devrait venir ici (NB : " ici ; devant le micro "), madame Ariane BONZON, on a été à deux… Et pour tout vous dire, moi je ne connaissais rien à la Turquie, elle, elle y a vécu 5 ans, elle connaît admirablement la Turquie, et c'est elle qui a fourni l'information de détail sur les informations intra turques. Moi j'ai plutôt fait le bouquin sur l'extérieur, la géopolitique, les affaires générales […..]
J'ai écrit ce livre comme une espèce de SOS, mais mon SOS il faut bien le comprendre. Monsieur le président, Monsieur le présentateur, vous avez dit tout à l'heure " la France ", en évoquant une attitude de rejet de la Turquie. La France n'a jamais parlé collectivement. Vous n'avez affaire qu'à des hommes politiques isolés. Une majorité a émis des réserves, des craintes. J'appartiens, j'en sais rien d'ailleurs, y'a pas que de vérification…. Dans l'art de tonitruer et de prendre la parole je suis un peu minoritaire c'est vrai… Les Français n'ont pas encore voté. Vous n'avez pas l'opinion de la France. Et je vous supplie, quand vous dites qu'il y a des difficultés ici ou là, de ne pas dire " la France est contre " : on n'en sait rien, tout espoir n'est pas perdu.
Mais en tout cas la volonté […..] d'écrire ce livre est l'ouverture d'un combat pour redresser une image qui partait mal.
Les Français ne connaissent pas les Turcs, ne me racontez pas d'histoire. Il y a 3,5 à 4 millions de Turcs en Allemagne, il y en a 250 000 en France…, un peu plus, bon.
Le nombre des Français qui physiquement ont rencontré des Turcs n'est pas énorme. Et l'inquiétude claire que le peuple de France a manifesté, ça s'est vu notamment puisque l'argument turc a été évoqué quand la France a rejeté le traité constitutionnel européen, mais y avait d'autres raisons, je ne suis même pas sûr que la raison turque était majoritaire dans les raisons du " non ". La raison démythifiée concernait beaucoup moins la Turquie qu'une peur de l'ouverture faite n'importe comment de ce monde à tous les mouvements, d'abord ceux de l'argent, et ensuite ouverture à des forces économiques dont le principal résultat était de déstabiliser le travail, de rendre le quart de notre population soit précaire, soit chômeur, soit même pauvre, d'ailleurs elle s'était exclue elle même du marché du travail et de ses garanties, et dans cette affaire tout élargissement nouveau à n'importe qui, turc ou pas turc, a été pris par le peuple français comme une espèce d'inquiétude ou de menace en général.
C'est ça le fond, il faut bien le comprendre.
Et à l'occasion du rejet du traité, l'argument turc dans les conservations, il s'est consolidé une image d'une Turquie qui n'est plus celle d'aujourd'hui. On a restauré des images anciennes, le Grand Turc… Alors, vous n'êtes pas trop célèbre pour des histoires d'esclavage, mais enfin Barberousse, c'était un copain un peu délicat à manier pour le roi de France. Le passage de Barberousse à Marseille a laissé des souvenirs dont ils parlent encore. Vous savez tout ça. Tout cela a été réveillé, réveillé au point d'oublier que la Turquie devenait un pays moderne,
qu'elle avait une élite intellectuelle totalement insérée dans la même référence culturelle, dans les mêmes méthodologies intellectuelles que nous et avec les mêmes références littéraires et artistiques, tout de même, et cela a fait oublier aussi que la Turquie est entrain de devenir un important pays de développement économique industriel moderne et efficace, et c'est tout ça qui fait que nous avons intérêt à joindre nos efforts.
L'entreprise de ce livre c'est l'entreprise de casser un consensus hérédité qui est mauvais. " Les Turcs nous ressemblent tellement peu qu'ils ne sont pas dignes d'être européens ", en gros. Or c'est faux !
Voilà le sens de ce que nous avons voulu entreprendre.
Mais c'est plus compliqué qu'on le croit. La situation des négociations, la situation de relations générales entre la Turquie et l'Europe aujourd'hui est un petit peu paralysée. Les diplomates avancent discrètement et lentement sur 22 chapitres, il en reste 8 à ouvrir et 5 qui sont bloqués, je connais mon dossier…
Il faut sortir de tout ça par le haut…
Et, autant il est vrai d'un coté, que pour que disparaisse l'image du Grand Turc, de son harem, de ses esclaves et de cette violence musulmane (cf. le siège de Vienne), il faut du temps et du silence, de manière à ce que quand la question de l'adhésion se posera vraiment, que le peuple français, comme le peuple allemand, comme le peuple espagnol, comme tous les autres, nous sommes 27 déjà à vous attendre, aura à voter, on redécouvre une Turquie nouvelle.
Mon pari c'est que c'est quand on se posera la question de savoir ce que c'est que la Turquie et si elle s'est mise à nous ressembler un peu plus qu'elle ne nous ressemble aujourd'hui , la réponse pourra devenir positive parce que vous vous transformez vous même encore plus vite que nous.
Quand la question se posera, et elle ne peut pas techniquement prendre moins d'une dizaine d'années, puisque vous avez encore à intégrer à votre législation nationale 7000 ou 8000 pages de législation qu'on appelle l'acquis communautaire. L'Europe c'est pas un jeu diplomatique fait de hasard, c'est pas seulement des nations qui joignent leurs efforts pour travailler ensemble : C'est des nations qui acceptent de s'intégrer de mieux en mieux les unes les autres, et acceptent le risque d'une fusion économique et sociologique pour la diplomatie […..] …et nos relations internes sont telles qu'elles nous transforment tous, et quand la question turque se posera vraiment, l'Europe aura changé, la France aura changé.
Mon propos est de neutraliser les aspects médiatiques pour au moins avoir le temps et le silence de cette réflexion. Reste qu'il faut sortir des blocages actuels, et je trouve que nous sommes dans une situation dangereuse où tout le monde est bloqué, il n'y a pas de précipitation pour ouvrir de nouveaux chapitres par exemple, et chacun attend des signes de l'autre.
Vous, amis Turcs, vous vous considérez comme blessés, sinon insultés, par un certain nombre de commentaires sortis en Allemagne, en Autriche, en France, il n'y a pas que la France mais enfin, la France pèse bon poids dans cette affaire, je ne le nie pas, je dis simplement on n'est pas tous seuls, et ne vous occupez pas que de nous…
Vous vous trouvez placés de ce fait dans la situation d'espérer que nous ayons la lucidité de revenir sur nous mêmes, de demander pardon pour les mauvais traitements et les insultes et les choses désagréable dites, et de rouvrir dans l'enthousiasme ; ça ne peut pas marcher.
Nous attendons de vous l'inverse ; ça ne peut pas marcher non plus.
Il faut donc comprendre que quelque part il nous faut trouver les actes publics communs qui seront les bonnes oeuvres du mode international [……] et c'est vrai même si vous pouvez considérer que ça fait trop de spontanéité de votre coté, si tout cela était des paiements, ce serait injuste à ce prix, mais il est vrai qu'il appartient aussi à la Turquie de débloquer l'affaire. Je ne vais pas vous asséner des conseils, mais je trouve qu'il est urgent d'en finir avec le problème chypriote. Chacun a sa fierté.
Je sais très bien que l'entrée de l'armée turque à Chypre était une précaution contre une folie du régime des colonels grecs qui préparaient l'enosis. C'était pratiquement défensif et je l'explique dans le bouquin si je me souviens bien.
Je sais aussi que c'est la communauté grecque et pas la communauté turque qui a dit non au référendum de l'ONU. Mais si nous campons en restant dans notre camp en attendant que l'autre corrige ses erreurs du passé on n'en sortira pas.
Et comme je sais aussi en ce qui concerne l'Arménie, le problème pour vous est exactement de même nature que cela a été pour la France difficile de reconnaître que Vichy, c'était pas des martiens tombés par hasard et qu'ils n'étaient pas la France.
Le Général de Gaulle nous a longtemps réuni dans un mensonge salvateur : Vichy n'était pas la France. Vichy était tragiquement la France ! Peuplé de français, avec des représentants légaux…
Il a fallu 40 ans pour que notre establishment militaire, notre establishment judiciaire, notre establishment d'intellectuels, notre administration cesse de pratiquer la langue de bois.
Et je fais l'analyse qu'il en va de même pour vous à propos de l'Arménie. Mais c'est vrai qu'il y a un déblocage attendu là. Prenez votre temps, je fais partie de ceux qui vous comprennent et qui ont mesuré la difficulté de la chose, mais ne réfléchissez pas à vos droits à l'entrée dans l'Europe sans que celle-ci soit apurée aussi.
Mon bouquin en appelle à la compréhension mutuelle et aux efforts de chacun sans attendre ceux de l'autre, sinon nous raterons cette cause, et pour des raisons géopolitiques mondiales je le crois très, très grave.
D'abord parce que tout acte de rejet de l'autre est un acte de méfiance et que tout acte de méfiance est constitutif de guerre à l'extrême.
J'ai eu dans ma carrière et dans ma vie politique à travailler beaucoup sur des conflits, sur des guerres, et je suis arrivé à découvrir que chaque guerre a toujours des faits constitutifs et notamment un fait constitutif symbolique qui se passe 10, 15, 20 ans avant. La dernière guerre mondiale était due au fait que le traité qui mettait fin à la précédente, le traité de Versailles, était un traité de punition et pas un traité de réconciliation.
La guerre d'Algérie est l'enfant 8 ans après d'une répression incroyable où le jour de la victoire contre l'occident parce quelques algériens en train de se réjouir que les fascistes aient été battus portaient des pancartes en demandant la reconnaissance des services rendus, c'est à dire l'indépendance de l'Algérie. L'armée a tiré, cela a coûté 50 000 morts.
Un dizaine d'hommes ont pris le maquis et 8 ans après la guerre d'Algérie commençait.
Nous sommes dans ce genre de situations. J'accorde à l'hypothèse d'une décision franchement négative que vous dirait un jour l'Europe, une gravité de ce type, et donc il est absolument urgent d'éviter cela.
Et je supplie que plus personne qui veut que ceci se fasse n'attende et ne s'installe dans l'idée d'attendre les bonnes décisions de l'autre. Nous avons à faire unilatéralement et sans espérer la réciprocité immédiate des actes constitutifs de reconnaissance d'ouverture à l'autre sans lesquels il n'y aura pas de progrès.
Voilà le message que j'ai voulu donner. .J'ai la joie de vous dire que j'en suis à mon 8 ou 9e interlocuteur dans des milieux plutôt intellectuels, administratifs ou politiques parisiens qui m'a dit : " vous m'emmerdez, je l'ai lu, j'ai réfléchis, t'as raison, j'ai changé d'avis ! "
Donc y'en a !
J'espère que chez vous on prendra conscience que la Turquie ne peut pas attendre qu'on reconnaisse ses droits. Elle doit unilatéralement continuer des actes de confiance en espérant que la quittance viendra, car ces actes de confiance seront eux aussi constitutifs d'un changement de nos opinions
Voilà le sens de mon travail.
Il est dédié à la paix du monde.
Il est dédié au refus des méfiances et des conflits.
Il est dédié à la reconnaissance de l'autre, de son identité et de sa culture.
Il n'est pro-turc que parce que c'est vous.
Je n'ai pas de philo – turquisme inconditionnel nationalement, mais je suis un philo – pacifique dans lequel la Turquie a toute sa place surtout qu'aujourd'hui elle au milieu d'enjeux majeurs.
Merci de m'avoir compris, de m'avoir lu, et du coup de m'avoir donné le Prix des turcophiles, ça c'est formidable !"