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Le Monde, le 11/03/2019
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Les autorités turques ont refusé à deux journalistes allemands installés en Turquie de leur délivrer leurs accréditations pour l’année 2019. Il ont dû quitter Istanbul.
Deux correspondants allemands installés en Turquie, Thomas Seibert pour le quotidien berlinois Der Taggespiegel et Jörg Brase de la chaîne de télévision ZDF, ont dû quitter Istanbul, dimanche 10 mars, après le refus des autorités turques de leur délivrer des accréditations pour l’année 2019.
Ils avaient dix jours pour quitter le pays. Avant de s’envoler vers l’Allemagne, les deux journalistes ont tenu à souligner le caractère infondé de cette décision. Aucune explication ne leur a été donnée dans les courriels de refus qu’ils ont reçus, le 1er mars, du service chargé des accréditations auprès de la présidence turque.
Travailler « depuis l’extérieur »
Accrédité depuis 2018, Jörg Brase, le chef du bureau de ZDF, a dénoncé « une mauvaise décision, qui portera davantage préjudice à la Turquie qu’à nous-mêmes et qu’à l’ensemble de la communauté des journalistes ».
C’est depuis Téhéran qu’il couvrira désormais l’ensemble de la région. « La République islamique m’autorise à travailler, mais pas la Turquie, pays membre de l’OTAN », a-t-il regretté. Thomas Seibert, du Taggespiegel, accrédité pour sa part depuis 1997, a dit qu’il continuerait lui aussi à couvrir l’actualité turque « depuis l’extérieur ».
Jugeant « inacceptable » que des journalistes allemands ne puissent travailler « librement », Heiko Maas, le chef de la diplomatie allemande, a estimé samedi, dans une interview au Tagesspiegel, qu’un tel geste était « contraire à [sa] conception de la liberté de la presse ».
Une nouvelle crise couve entre Berlin et Ankara
Entre Berlin et Ankara, une nouvelle crise couve. En réponse au renvoi des deux correspondants et au refus des autorités turques d’accréditer un troisième journaliste, Halil Gülbeyaz, correspondant de la chaîne allemande NDR, le gouvernement allemand a durci le ton. Recommandation a été donnée aux ressortissants allemands désireux de se rendre en Turquie de ne pas le faire.
« Il n’est pas exclu que le gouvernement turc prenne des mesures supplémentaires contre les représentants des médias allemands. »
« Il n’est pas exclu que le gouvernement turc prenne des mesures supplémentaires contre les représentants des médias allemands et contre les organisations de la société civile », prévient le ministère allemand des affaires étrangères dans un communiqué, évoquant notamment « les détentions arbitraires » de plusieurs citoyens allemands par les autorités turques ces dernières années.
En 2017, l’arrestation du journaliste Deniz Yücel, correspondant du quotidien Die Welt basé à Istanbul, ainsi que celles de plusieurs ressortissants allemands en Turquie, avait provoqué une crise sans précédent entre les deux pays. L’Allemagne, principal partenaire commercial d’Ankara, avait menacé de limiter ses importations.
Les tensions s’étaient dissipées en 2018 au moment de la libération de Deniz Yücel, renvoyé vers l’Allemagne après plus d’un an passé derrière les barreaux sans jamais avoir été mis en examen. Il avait reçu son dossier d’accusation à sa sortie de prison.
Sollicitée sur les cas de Jörg Brase et de Thomas Seibert, l’ambassade de Turquie à Berlin avait proposé une sortie de crise. Lundi 4 mars, un diplomate turc s’était rendu dans les locaux du quotidien Taggespiegel, porteur d’une offre.
Le journal, avait-il suggéré, pouvait nommer un nouveau correspondant, qui aurait alors toutes les chances d’être accrédité. Une proposition similaire avait été faite à ZDF par téléphone le jour suivant. « Ces suggestions ont évidemment été refusées », assure Jörg Brase. Selon lui, « le gouvernement turc a plus ou moins réussi à faire taire les médias nationaux, il tente de faire la même chose avec les médias internationaux ».
Les journalistes turcs sont soumis à un traitement drastique depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016.
Jusqu’ici, les refus d’accréditation concernaient surtout les journalistes turcs, soumis à un traitement drastique depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, quand 160 médias ont été interdits et près de 150 journalistes incarcérés.
Trois d’entre eux, Mehmet Altan, son frère – l’écrivain Ahmet Altan –, et Nazli Ilicak, accusés de soutenir le terrorisme, ont été condamnés à la perpétuité pour leurs déclarations et leurs articles.
Quatorze collaborateurs du quotidien Cumhuriyet s’attendent à être écroués d’un jour à l’autre depuis que leurs peines de prison (de deux ans et demi à quatorze ans et demi) ont été récemment confirmées en appel.
Le temps est venu pour les journalistes étrangers d’être passés au crible. Plusieurs dizaines de correspondants de grands médias internationaux, une majorité d’Allemands, quelques Britanniques et trois Français, sont depuis plus de trois mois en attente de leurs nouvelles cartes de presse.
Soumise chaque année à l’approbation des autorités, cette carte ouvre l’accès au permis de séjour. Sans permis de séjour, impossible de demeurer sur place. Sans carte de presse, impossible de travailler.
Le 28 février, des correspondants allemands (Suddeutsche Zeitung, ZDF, Tagesspiegel, ARD et d’autres) en ont fait l’expérience en se faisant refouler d’une conférence de presse qui se tenait à Istanbul entre l’Union européenne (UE) et la Turquie, au motif que leurs accréditations étaient périmées.
La conférence, menée par Jyrki Katainen, le vice-président de la Commission européenne, et par Berat Albayark, le ministre turc des finances – qui est aussi le gendre du président Recep Tayyip Erdogan –, était pourtant digne d’intérêt pour ces médias. Au programme, l’annonce de la construction d’une ligne de chemin de fer reliant Istanbul à la frontière bulgare. Le projet, financé par l’UE à hauteur de 275 millions d’euros, est en réalité l’un des plus gros investissements européens sur le sol turc.
La représentation de l’UE à Ankara ne s’opposait pas à la présence des journalistes, mais la partie turque a refusé de leur accorder l’accès. Jyrki Katainen l’a « vivement regretté ». Berat Albayark s’en est expliqué : « Certains ont vu leurs accréditations renouvelées, d’autres non. Chaque Etat est maître de ses décisions […], de telles choses se produisent aussi aux Etats-Unis, en Europe, à la Maison Blanche… »
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