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Courrier International, le 07/09/2022
Frankfurter Allgemeine Zeitung*
Traduit du Turc
Pressions politiques, hyperinflation, explosion de la consommation de psychotropes, radicalisation… Ce journaliste turc raconte dans le journal allemand “Frankfurter Allgemeine Zeitung” l’immense détresse d’une société à la dérive, prête à exploser.
Turquie : peu de pain et beaucoup de colère, ou comment la société a perdu la raison DESSIN DE RAMSÉS, CUBA.
Nous sommes des Méditerranéens, soyez indulgents, c’est de là que vient notre agitation. Nous avons la joie facile, tout comme la peine et la colère. Mais ces dernières années nous sommes encore plus en colère, comme constamment prêts à croiser le fer.
Au travail, en famille, avec des amis, les sacs de course à la main ou au volant de la voiture nous sommes sans cesse sur le point d’exploser. Ces dix dernières années ont rendu notre société plus tendue, plus malheureuse aussi et plus intolérante.
“La polarisation politique nourrie et voulue par Erdogan nous a dressés les uns contre les autres et le stress créé par la crise économique a achevé la sape de notre santé mentale.”
D’après les chiffres officiels du ministère de la Santé, les psychotropes sont désormais la deuxième catégorie de médicaments les plus vendus dans le pays. En 2020, ce sont 320 millions de boîtes de médicaments traitant “la dépression, la schizophrénie et l’instabilité mentale” qui ont été achetées, dans un pays qui compte 84 millions d’habitants…
L’inflation alimente la colère
D’après une recherche du cabinet d’études américain Gallup, 48 % des adultes vivant en Turquie éprouvent de la colère au moins une fois par jour, ce qui fait de nous le pays le plus colérique d’Europe, et les seconds au niveau mondial derrière le Liban.
Concernant le stress et la tristesse nous sommes troisièmes au palmarès mondial. Ce n’est donc pas un hasard si la vente de psychotropes a bondi de 70 % en 10 ans. Nous avons besoin de calmants, ou en tout cas de calme, mais les dernières évolutions risquent plutôt de nous pousser à nous rendre davantage à la pharmacie. L’inflation au mois de juillet a atteint 79,6 % selon les chiffres officiels, dont nous avons du mal à croire l’exactitude lorsque nous faisons les courses. Les chercheurs indépendants chiffrent eux l’inflation annuelle à 176 %.
Si l’on en croit le quatrième gouverneur de la banque centrale nommé par Erdogan au cours de ces quatre dernières années, l’inflation devrait commencer à baisser en 2023, année qui coïncide avec l’élection présidentielle. Nous aimerions y croire, mais comment faire confiance à une institution qui, l’année dernière, prévoyait une inflation de 7,8 % fin 2022, et a dû finalement réviser ses estimations à 80 % (d’ici la fin de l’année) ? Une simple tournée dans les allées des marchés et les rayons des grandes surfaces confirme cette impression. La hausse du prix de l’huile a dépassé celle de l’or, les couches pour bébé sont désormais équipées d’alarmes sonores antivol.
Le pouvoir politique, responsable de ce bilan honteux qui a précipité le pays dans la misère, trouve régulièrement des boucs émissaires à qui faire endosser la responsabilité de la situation. Traditionnellement, il s’en prenait aux “puissances étrangères”, une façon de désigner sans les nommer les pays occidentaux qui voudraient “empêcher la Turquie de se développer”. Cette justification commençant à atteindre sa date de péremption, les pays étrangers ont été remplacés par les grandes enseignes de la distribution, qui se voient infliger des dizaines de millions d’euros d’amendes. Une solution qui ne fait aucunement baisser les prix, pas plus qu’elle ne satisfait l’opinion.
La dernière explication à la mode est la guerre entre l’Ukraine et la Russie : “Regardez, le monde entier connaît une vague d’inflation”, disent-ils. C’est exact, mais alors qu’elle est à 8,5 % en Allemagne, ou encore à 21,5 % en Ukraine et à 15,9 % en Russie, pourquoi est-elle à 80 % chez nous ?
“C’est Dieu qui fixe les prix”
Les causes de cette dure réalité ne pouvant s’expliquer de manière rationnelle, le régime d’Erdogan a aussi recours aux forces surnaturelles. La Diyanet, présidence des affaires religieuses relevant de l’État [qui salarie les imams du pays] a ainsi publié une fatwa [avis religieux] en réponse à la question d’un citoyen : “C’est sans nul doute Dieu qui fixe les prix, donne l’abondance ou l’indigence.”
L’État nous dit donc que le responsable de la hausse du coût de la vie n’est pas à chercher sur terre. En affirmant que “la pauvreté est une épreuve”, les conservateurs tentent de dissuader les électeurs de déserter l’AKP. Il faut dire que la Diyanet, contrairement à nous, pauvres créatures mortelles, ne connaît pas la crise, avec ses 540 millions d’euros dépensés au cours des six premiers mois de l’année…
Comme si la crise économique ne suffisait pas, les rangs des institutions étatiques sont remplis par des cadres dont la principale qualification est d’être de fidèles partisans du pouvoir.
Additionnée à l’ambiance politique délétère, cette situation pousse de plus en plus de citoyens à partir à l’étranger. Ahmet Katiksiz, un fonctionnaire dont Erdogan, lors d’un discours il y a plusieurs années, avait chanté les louanges, vient ainsi de partager sa décision de quitter le pays : “Plutôt que de me tuer à la tâche sous les ordres de chefs incompétents nommés par nos dirigeants, je refais désormais ma vie en Belgique, ma place est à vous ! ”
Nous ne vivons pas qu’une crise politique et économique, il s’agit aussi d’une période de bouleversements sociaux et démographiques. Les classes moyennes fuient les grandes villes. Istanbul se transforme en une métropole peuplée uniquement de riches et de pauvres qui les servent. Les jeunes qui ne peuvent plus payer leur loyer retournent vivre dans leurs familles. Ceux qui ne peuvent plus se permettre de vivre dans les grandes villes partent s’installer dans les villes moyennes d’Anatolie. Et dire que certains fuient leur responsabilité en s’en remettant au ciel… Comment ne pas devenir fou ?
Bülent Mumay
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* Frankfurter Allgemeine Zeitung
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