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Le Monde – 28/11/2014
Marine Messina
L’égalité homme-femme est « contraire à la nature humaine », a déclaré le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lundi 24 novembre. Cette phrase est-elle symptomatique d’un durcissement de la condition des femmes en Turquie depuis la prise de pouvoir de l’AKP, en 2002 ?
La sociologue turque Gaye Petek, contactée par LeMonde.fr, souligne qu’il y a douze ans, les choses étaient sensiblement différentes. « Peut-être pour faire plaisir à l’Europe au moment où Erdogan voulait vraiment l’intégrer », suppose-t-elle.
Ces dernières années, la Turquie rétropédale sur les sujets de société. « Il y a un retour à la morale religieuse de la société et la question des femmes arrive en premier lieu », estime Mme Petek.
« Restriction de l’alcool, critiques de la liberté de s’habiller… Ce sont des petits pas, explique-t-elle. Erdogan semble être un homme qui a une stratégie de petits pas pour faire passer la pilule, pour que la Turquie devienne de plus en plus morale, religieuse, restrictive. »
Une volonté de durcir l’avortement
En Turquie, l’interruption volontaire de grossesse est autorisée depuis 1983 jusqu’à dix semaines de grossesse. Pourtant, Recep Tayyip Erdogan a comparé en 2012 l’avortement à un « meurtre » et a clairement exprimé sa volonté de le rendre illégal au-delà de la quatrième semaine de grossesse.
Le maire d’Ankara, Melih Gökçek, tenait des propos plus durs encore, en juin 2010, comme le rapporte sur son blog Etienne Copeaux, chercheur associé au Groupe de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen Orient (Gremmo) du CNRS :
« Le ministre de la santé a révélé que chaque année 100 000 avortements étaient opérés. Cela signifie que chaque année, on pratique 100 000 assassinats. Et pourquoi un enfant pâtirait-il de la faute de sa mère ? C’est la mère qui a fauté, qu’elle se donne la mort ! »
Selon le président Erdogan, l’avortement empêche la Turquie d’accroître sa population et de compter parmi les dix économies les plus puissantes du monde, malgré les exhortations régulièrement adressées aux femmes de « faire trois enfants ».
Recep Tayyip Erdogan a estimé lundi 24 novembre que les femmes ne pouvaient naturellement pas être l’égal des hommes.
N’était pas parvenu à interdire l’IVG, l’AKP a mis en place une nouvelle stratégie, visant à saper l’accès effectif des femmes aux services d’avortement. La société turque des gynécologues et obstétriciens affirme que l’IVG a récemment été retirée des services en ligne proposés par les hôpitaux. L’accès aux services d’avortement devient compliqué, a fortiori si celui-ci doit être discret.
Il s’agit d’un « mouvement de fond », analyse la journaliste indépendante Ariane Bonzon. Cette spécialiste de la Turquie relève également que la majorité des plannings familiaux ont été fermés ces dernières années, et que depuis 2011, le « ministère de la femme » a été rebaptisé « ministère de la famille et des affaires sociales ».
Autre fait alarmant, la pilule du lendemain n’est plus distribuée sans ordonnance, ce qui rend son usage quasiment impossible dans les petites villes et villages sans cabinet médical, précise la journaliste.
Une hausse des violences faites aux femmes
Avec 200 femmes assassinées en 2014, le plus souvent par leur conjoint, le statut des femmes en Turquie est en régression. Rien qu’au mois de juin, 17 femmes ou jeunes filles ont été tuées, et 56 autres ont été blessées, majoritairement par leur époux ou des membres de leur famille. Pour un sixième d’entre elles, les violences étaient liées à une demande de divorce, rapporte l’agence de presse turque Dogan.
Entre 2002 et 2009, 4 063 femmes ont été assassinées pour cause « d’honneur », précise le chercheur Etienne Copeaux, en se fondant sur des données diffusées par le ministère turc de la justice. Il s’agit d’une hausse de 1 400 %. Durant cette même période, 15 564 inculpations ont été dénombrées pour assassinat et violence faites aux femmes, mais seules 5 700 personnes ont été condamnées.
Encore peu de femmes actives
Dans son discours du 24 novembre, le président Erdogan estimait que les hommes et les femmes ne pouvaient pas être considérés comme égaux, car ils étaient incapables d’occuper la même profession :
« Vous ne pouvez pas demander à une femme de faire tous les types de travaux qu’un homme fait, comme c’était le cas sous les régimes communistes. Vous ne pouvez pas leur demander de sortir et de creuser le sol, c’est contraire à leur nature délicate. »
Dans les faits, environ 69 % des hommes ont un emploi rémunéré, contre 28 % des femmes, estime l’OCDE. En termes de niveau d’études, 36 % des hommes sont diplômés du deuxième cycle du secondaire ou équivalent contre 27 % de femmes.
Mixité et liberté vestimentaire épinglées
En novembre 2013, Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, s’inquiétait de la mixité entre les jeunes : « Personne ne sait ce qui se passe dans les résidences étudiantes. Peut-être qu’il s’y passe des choses douteuses. »
Rapidement, il se justifiait : « Nous sommes garants des enfants que nous confient leurs parents. En tant que gouvernement conservateur et démocratique, nous devons intervenir, expliquait-il, clamant qu’il avait « donné des instructions au préfet. Une forme de contrôle sera mise en place, d’une manière ou d’une autre. »
Le Hürriyet Daily News avait alors tiré la sonnette d’alarme : « Beaucoup d’étudiants et leurs parents s’inquiètent maintenant de raids policiers, qui pourraient venir les déloger au nom de la moralité. » Si elle n’a pas constaté de phénomènes de raids, Gaye Petek juge qu’auparavant « il y avait un certain laxisme quand deux personnes de sexe opposé voulaient se loger ensemble. Maintenant, le contrôle est bien plus strict. »
En octobre 2013, la tenue vestimentaire des femmes turques était également incriminée. Après avoir porté un décolleté à la télévision, une présentatrice très populaire, Gözde Kansu, avait été licenciée de la chaîne. Le lendemain, un porte-parole de l’AKP précisait dans Hürriyet : « L’animatrice d’un jeu hier portait une robe qui n’était pas acceptable. Nous ne nous mêlons pas de la vie des gens mais c’était trop. »
Une mobilisation civile inconstante
Les propos de Recep Tayyip Erdogan sur l’avortement ont fait beaucoup réagir en 2012, poussant les femmes à défiler massivement dans plusieurs villes de Turquie. En juillet 2014, une vague de mobilisation a animé les réseaux sociaux lorsque le vice-premier ministre Bulent Arinç a conseillé à la gent féminine de ne pas s’esclaffer en public pour « conserver sa décence à tout moment ». Les femmes turques s’étaient alors joyeusement prises en photo en diffusant de larges sourires sur Twitter.
La dernière déclaration du président Erdogan, lundi 24 novembre, ne semble pas déclencher de mobilisation massive. Selon la sociologue Gaye Petek, les jeunes filles turques sont moins conscientes de leurs droits que leurs aînées, car elles les considèrent comme des acquis. « Tout dépendra de la capacité de la jeunesse à se mobiliser, prédit-elle. Après toutes les avancées qu’ont connues les femmes dans ce pays, c’est dramatique d’être maintenant dans cette situation. »
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