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Le Journal du Dimanche, le 26/12/2022
Killian Cogan
Les règlements de comptes entre groupes criminels de l’ex-URSS se multiplient en Turquie sur les terres d’un président Erdogan très accueillant. ​Le blanchiment d’argent qui finance la corruption et le terrorisme est scruté de près à Ankara par Europol et le Gafi.
Dans ce modeste cimetière de Büyükçekmece, dans la banlieue ouest d’Istanbul, une nécropole en marbre frappe par sa grandiloquence. Flanqué de drapeaux turcs et azerbaïdjanais, un buste de plâtre au visage patibulaire s’encadre dans la plaque mortuaire. Sur les contours du tombeau, des étoiles à huit branches, emblème des Vory v Zakone, les « voleurs dans la loi », cette constellation mafieuse russophone issue de l’espace Âpostsoviétique.
Ici repose Nadir Salifov, dit « Lotu Quli », un Vory azerbaïdjanais assassiné par l’un de ses gardes du corps à Antalya en août 2020. Ce mausolée de la pègre, qui reçoit régulièrement les visites d’affidés et d’admirateurs de Salifov, témoigne de la présence de l’internationale mafieuse en Turquie. Depuis 2013, le pays est le théâtre d’affrontements entre deux clans azerbaïdjanais dont l’activité essentielle est le contrôle de certains marchés de primeurs de Moscou : l’un dirigé par Rovshan ​Janiyev, assassiné à Istanbul en 2016, et l’autre par Nadir Salifov, abattu donc en 2020. Depuis, la vendetta s’est poursuivie par l’intermédiaire de leurs alliés et successeurs respectifs.
La Turquie s’est imposée comme un relatif havre de paix pour les criminels
Les Vory sont de plus en plus nombreux à prendre leurs quartiers dans le pays d’Atatürk. Car, en Russie, un amendement du Code pénal adopté en février 2019 facilite désormais l’emprisonnement de chefs mafieux. Les Vory ont fait l’objet de mesures similaires dans d’autres pays de l’espace Âpostsoviétique tandis que les services de police européens se montraient plus agressifs à leur égard. Dans ce contexte, la Turquie s’est imposée comme un relatif havre de paix pour les criminels.
Au-delà des Azerbaïdjanais, on y trouve aujourd’hui des Vory géorgiens, notamment le clan sulfureux de Koutaïssi, d’autres Vory d’Asie centrale, ou encore des criminels tchétchènes. Depuis trois ans, les rassemblements et cérémonies d’intronisation des voleurs dans la loi se sont succédé dans les villes d’Istanbul et de Trabzon, une cité balnéaire au bord de la mer Noire non loin de la frontière géorgienne.
« La présence de groupes criminels étrangers en Turquie a considérablement augmenté ces dernières années, avance Timur Soykan, un journaliste d’investigation du quotidien d’opposition Birgün, spécialiste du crime organisé. Il ne s’agit pas uniquement de groupes postÂsoviétiques. Récemment, on a aussi vu des criminels originaires des Balkans ou d’Europe débarquer. » Parmi eux, les clans serbo-monténégrins de Skaljari et de Kavac, impliqués dans le trafic de cocaïne, qui s’affrontent à travers l’Europe depuis huit ans maintenant.
Blanchiment d’argent
Le 8 septembre dernier, Jovan ÂVukotic, leader du clan de Skaljari, est abattu par des assaillants circulant à moto alors qu’il se dirigeait vers un centre commercial du district central de Sisli, à ÂIstanbul. Le 26 octobre, Elnour Gasimov, un ancien fidèle de Janiyev, tombe sous une pluie de balles sur la rive asiatique Âd’Istanbul. Le 6 novembre, Zeljko Bojanic, issu lui du clan Kavac, est arrêté par la police turque à Istanbul également, où il résidait depuis 2014. Le 11 novembre, c’est un membre de la ’Ndrangheta calabraise, Luciano Camporesi, recherché depuis 2018 avec une notice rouge d’Interpol, qui est coffré par la police à ÂAntalya. Sa présence en Turquie aurait été établie sur place l’an dernier par les services antimafia italiens.
Derrière cette implantation criminelle transnationale, certains pointent les possibilités de blanchiment d’argent que recèle la Turquie. Car il se trouve qu’en 2013 le gouvernement turc a mis en place une « amnistie de fortune ». Renouvelée de manière quasi ininterrompue depuis lors, elle permet aux ressortissants turcs, et surtout aux citoyens étrangers depuis l’an passé, de rapatrier des actifs sans que leur provenance ne soit questionnée. « On ne sait pas précisément quels acteurs ont pu bénéficier de cette loi, mais il est certain qu’elle a ouvert la voie à l’arrivée d’argent sale dans le pays », affirme Oya Özarslan, avocate et fondatrice de bureau turc de l’ONG Transparency International.
Le secteur immobilier constituerait également une aubaine pour le blanchiment d’argent. « La vente de biens immobiliers s’effectue quasiment sans évaluation des antécédents de l’acheteur, alerte Oya Özarslan. C’est une faille financière majeure. » En octobre 2021, la ÂTurquie a été placée sur la liste grise du Groupe d’action financière (Gafi), un organisme intergouvernemental rattaché à l’OCDE et chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
La parti du président ÂErdogan a accumulé les scandales de corruption
Son président d’alors, Marcus Pleyer, avait déclaré que la Turquie souffrait de « sérieux problèmes de supervision » dans les secteurs bancaire et immobilier. Bien que la Turquie dispose d’une instance, le Masak, qui enquête sur les crimes financiers, le Gafi a jugé « déficient » l’usage qui en est fait par les procureurs locaux. « La corruption endémique du parti au pouvoir Justice et Développement a également contribué à créer un climat propice à l’installation de groupes criminels ici », souligne Timur Soykan.
Au cours des six dernières années, le parti du président ÂErdogan a en effet accumulé les scandales de corruption impliquant des acteurs criminels, aussi bien turcs qu’étrangers. Une connivence dévoilée dans une série de vidéos diffusées sur YouTube par Sedat Peker, figure emblématique et ultranationaliste de la pègre turque, exilé aux Émirats arabes unis depuis l’an dernier. Dans l’un des messages, Peker indique que l’actuel ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, l’aurait prévenu personnellement d’une nouvelle enquête à charge contre lui, lui aurait fourni des brouilleurs pour déjouer les écoutes et aurait facilité sa cavale en lui donnant des informations de sécurité confidentielles.
« On voit les narcotrafiquants européens chercher des destinations de repli, et parmi elles, la Turquie s’érige en un nouvel eldorado »
« On a le sentiment que la Turquie devient une sorte de Dubai bis pour la criminalité transnationale », avance également l’enquêteur Timur Soykan. Refuge connu de la pègre internationale, les Émirats arabes unis ont toutefois récemment accru leur coopération judiciaire avec l’Union européenne. Au début du mois du décembre, l’agence de police européenne Europol a ainsi fait état d’une vaste opération de démantèlement d’un réseau de trafiquants de cocaïne impliquant Dubai, l’Espagne, la France et la Belgique.
« À la suite de cette coopération renforcée, on voit les narcotrafiquants européens chercher des destinations de repli, et parmi elles, la Turquie s’érige en un nouvel eldorado, confie une source à Europol. Jusqu’ici, la présence criminelle européenne en Turquie était marginale ; de l’argent y était blanchi, mais il s’agissait surtout d’une plateforme logistique. Avec le nouveau contexte aux Émirats, cela va changer. »
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