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Le Monde, le 11/09/2023
Par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)
En dépit d’un virage de la politique monétaire, la fièvre sur les prix ne se calme pas et la vie des habitants est de plus en plus difficile.
Il n’est pas un jour de répit, pas un jour sans que les prix n’augmentent en Turquie. Une fois, c’est le pain, une autre fois l’oignon ou le produit vaisselle. Encore hier, c’était le verre de thé au café du coin. En ce début septembre, il coûtait 20 livres turques, soit 0,70 euro. Avant l’été, il était à 15 livres turques. L’année dernière à 7,5.
Dans une tribune parue dans le quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung, l’écrivain Ismail Güzelsoy affirmait que les Turcs subissaient l’inflation tel un coup de force des éléments, une sorte de catastrophe naturelle devenue permanente. De fait, la valse quotidienne des étiquettes est un révélateur impitoyable de l’impuissance des consommateurs. Les restaurants et bars s’abstiennent d’ailleurs de plus en plus d’afficher leurs prix, que ce soit au menu ou sur leurs liens code-barres.
Certains sites tentent de remédier à cette perte de repères. Il y a les hashtags #enflasyon, #dolartl et le compte ZAM Haber sur X (anciennement Twitter) qui soulogne toutes sortes de variations. Le lait, le beurre, les arnaques aussi, les baisses mensongères de certaines enseignes ou encore les annonces du gouvernement, tout y passe. Telle cette photo d’entrecôte de 300 grammes prise en 2019 et qui coûtait 19,47 livres. Elle vaut aujourd’hui 120 livres. Le compte, qui pourrait se traduire par l’« info de l’inflation », est suivi par plus de 600 000 abonnés.
Moins de viande, plus de pain
Côté autorités, les prévisions et les annonces varient elles aussi d’une période à l’autre. Cet été, la Banque centrale, qui avait déjà procédé à des hausses limitées de ses taux d’intérêt, a surpris en relevant fortement son principal taux directeur à 25 % le 24 août. Mercredi 6 septembre, le gouvernement revoyait à la hausse ses prévisions et table désormais sur une augmentation des prix annuelle de 65 % d’ici à la fin de l’année avant un ralentissement à 33 % en 2024. Dans ses prévisions publiées il y a un an, il comptait sur des hausses de 24,9 % et 13,8 % respectivement. Cruel rappel, à deux ou trois mois près, pas une fois sur ces quarante dernières années l’inflation n’a enregistré un taux inférieur à 10 %.
« Nous sommes dans une période de transition », a tenu à souligner d’un ton prudent, lundi 4 août, le ministre de l’économie, Mehmet Simsek. Les statistiques officielles, quoique déjà extrêmement élevées, sont contestées par les économistes indépendants du Groupe de recherche sur l’inflation selon lesquels la hausse des prix à la consommation s’élève à 128 % en glissement annuel.
« Je ne regarde plus ces chiffres, cela n’a plus aucun sens, souffle Umut Bey. Je sais seulement que l’argent manque, que nous nous appauvrissons et que cela ne va pas s’améliorer. » La cinquantaine lasse, distante, mais non sans humour, cet entrepreneur installé dans les confins de la métropole stambouliote dirige une petite société de meubles avec un savoir-faire et une habileté qui force une méditative admiration. Umut Bey, « Monsieur Umut », comme on l’appelle, ne donnera pas son vrai nom mais quelques recettes pour tenter de se maintenir à flot dans cette rude économie turque. « Comme tout le monde, je survis en scrutant quotidiennement les cours du dollar et de l’euro. Dès que j’ai des livres, je les change et place l’argent sur mon compte et garde du cash. » Toutes les banques en Turquie offrent la possibilité d’ouvrir un compte en devises étrangères.
Quand il peut, Umut Bey achète des produits en gros. Des bouteilles en packs, des pâtes et du riz. L’alimentaire est un des secteurs, avec l’immobilier et la santé, qui a le plus augmenté. Lui et sa famille consomment moins de viande. Plus de pain en revanche, parfois même le pain des kiosques subventionnés vendu à 5 livres pièce. « On est arrivé à un point où un téléphone portable est devenu un investissement. »
Au travail, ses employés sont tous rémunérés au smic, 11 400 livres, comme près de 60 % des salariés en Turquie. « Cela permet de payer moins de taxes et d’impôts, sinon on ne s’en sort pas, explique-t-il. Je donne de la main à la main des primes en fonction des ventes et selon ma trésorerie. » C’est cette dernière qui pose le plus de problèmes. « En Europe, vous avez un fonds de roulement de six mois, ici c’est trente jours maximum. Le manque de liquidités est à tous les niveaux. » Depuis la présidentielle de mai, les mesures se sont multipliées pour limiter les prêts bancaires afin de maintenir les réserves de liquidités, en chute libre dans les coffres de l’Etat. Un fonds de dépôts public de 130 milliards de dollars (121 milliards d’euros), créé en 2021 et censé protéger l’épargne privée contre les pertes de change, a pris fin cet été.
Umut Bey hausse les épaules : « On se débrouille, on masque quelques factures, on s’assure de la fiabilité des fournisseurs. » Sa femme, elle, a accepté de l’aider pour la comptabilité de l’entreprise. Un membre de sa famille vient aussi donner un coup de main, y compris le week-end. Les journées de travail dépassent les dix-douze heures. « C’est cette “flexibilité à la turque”, qui nous permet de tenir », dit-il, le sourire crispé.
Un loyer qui a doublé
Le loyer de son atelier a lui aussi augmenté. Son propriétaire a exigé le double du prix, passant de 4 000 à 8 000 euros par mois. Umut Bey a porté l’affaire en justice. Deux à trois années de procédures sont à prévoir.
Ses crédits, il les maintient à flot à grand-peine. Umut Bey fait ce que les anciens appellent la « trancha », clôturant un crédit avec le crédit d’une autre banque avant d’en solliciter un nouveau dès le lendemain. « Comme les banques augmentent leurs taux, j’emprunte aussi à des proches. » Et puis, il y a ce système de « faktoring » (affacturage) avec ces officines, parfois au sein même des banques, qui permet le paiement de 60 % à 70 % des créances libellées par chèques et encaissables à cinq ou six mois, comme cela se fait dans le secteur textile et de l’ameublement. « On y perd, mais on a des liquidités, sans lesquelles rien ne marche. »
Lui gagne entre 30 000 et 35 000 livres par mois, « et encore, je n’ai pas à me plaindre, je n’ai pas hypothéqué notre appartement pour des crédits ». Par rapport à l’année 2022, ses revenus ont baissé de plus de 60 %. « Depuis longtemps, on dit qu’on va dans le mur, conclut-il. Je crois que nous y sommes. »
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