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Le Monde, le 27/12/2023
Par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)
Si le président turc prend fait et cause pour les Palestiniens, confortant ainsi une majorité de son opinion publique, des données compilées par un journaliste indépendant montrent que le pays n’a pas interrompu ses échanges avec l’Etat hébreu.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre hongrois, Viktor Orban, à Budapest, le 18 décembre 2023. ATTILA KISBENEDEK / AFP
Depuis le début de l’intervention militaire israélienne dans la bande de Gaza, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a revêtu son uniforme favori, celui du champion de la cause palestinienne et de la rue arabe. Après avoir retenu ses coups dans les tout premiers jours qui ont suivi l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre, appelant à la fin des « actions agressives », il n’a eu de cesse de condamner, dans les semaines suivantes, les « attaques barbares » de l’Etat hébreu, qualifiant Benyamin Nétanyahou de « boucher de Gaza » ou encore de « génocidaire ». Soutien historique du Hamas, dont il est proche et qu’il considère comme une « organisation de libération », l’homme fort d’Ankara a pleinement choisi son camp, galvanisant sa base islamo-nationaliste tout en tentant de conforter une majorité de l’opinion publique très sensible à la question palestinienne.
Seulement voilà, une petite voix est venue contrarier ce discours officiel. Depuis près de deux mois, Metin Cihan, 44 ans, journaliste indépendant et exilé depuis 2020 à Berlin, recense jour après jour, sur son compte X, les navires qui transitent des ports turcs vers Israël. Un travail de fourmi consistant à amasser les données des activités navales, en accès libre sur les sites maritimes et de libre-échange, mais qui jette aujourd’hui une lumière crue sur les liens commerciaux étroits que continuent d’entretenir les deux pays, parfois même jusqu’au sommet de l’Etat.
« Les autorités turques ont beau qualifier publiquement Israël d’“Etat terroriste” et accuser les Occidentaux de “double standard”, ils n’ont absolument rien changé à leurs affaires, avance le journaliste. Les flux de marchandises, comme l’acier et le pétrole, qui alimentent pourtant la machine de guerre de Tel-Aviv, se poursuivent comme si de rien n’était, mettant en évidence l’hypocrisie et le double discours des dirigeants. »
Depuis le déclenchement des frappes, Metin Cihan a répertorié un total de 450 navires partis de Turquie vers Israël. Avec l’aide de la base de données du site Marinetraffic.com, il pointe les expéditions quotidiennes de Limak Holding, un géant industriel connu pour être lié aux cercles du pouvoir, depuis le port d’Iskenderun. Celles aussi, régulières, partant du port stambouliote Ambarli Akçansa, de l’important Sabanci Group. Sur le chantier naval de Sefine, installé au bord de la mer de Marmara et propriété de Kolin Holding, proche du gouvernement, s’effectue, selon les recherches du journaliste, la maintenance du pétrolier chargé d’acheminer le carburant aux avions de chasse israéliens.
« Irréfutable »
A force d’exploiter les données, Metin Cihan repère un navire effectuant des transports fréquents vers Israël et appartenant à un certain Ibrahim Güler, un ancien président de la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), de la province du Hatay. Il découvre aussi que l’entreprise Pamukkale Kablo, propriété de Mustafa Semerci, dirigeant fondateur du Parti de la grande union (BBP), une formation ultranationaliste d’extrême droite membre de la coalition gouvernementale, a continué, après le 7 octobre, à fournir des câbles à l’Etat hébreu. Le BBP s’était pourtant fait remarquer ces dernières semaines pour ses appels au boycott d’Israël dans son ensemble et ses descentes musclées contre des cafés Starbucks, pris pour cible pour leur soutien supposé à Tel-Aviv.
Et puis, le journaliste identifie que la société de transport Manta Shipping poursuit, elle aussi, ses activités avec Israël. L’entreprise appartient à Mert Cetinkaya, « un associé de Burak Erdogan, le fils du président », précise Metin Cihan. « J’ai partagé toutes mes sources et mes méthodes d’investigation. C’est irréfutable, et cela n’a pas été démenti. La compagnie a déclaré que le commerce avec Israël se poursuivait et qu’ils ne pouvaient rien y faire parce qu’un contrat avait été conclu avant la guerre. » Quelques jours plus tard, il révèle qu’Erkam Yildirim, le fils de l’ancien premier ministre Binali Yildirim (AKP), est un associé d’Oras Shipping, une compagnie maritime commerçant avec Israël.
A Ankara, les tweets de Metin Cihan ont fini par provoquer des remous dans les rangs politiques. L’ancien ministre des affaires étrangères de l’AKP et ancien premier ministre Ahmet Davutoglu a vertement critiqué le gouvernement et les hommes d’affaires qui poursuivent leurs activités avec Israël. Au Parlement, l’opposition a demandé des comptes au gouvernement. Et plusieurs quotidiens ont repris dans le détail les listes de marchandises et de biens exportés ou réacheminés ainsi chaque mois.
Interrogé par Al-Jazira, le ministre du commerce, Omer Bolat, a affirmé que les échanges maritimes entre les deux pays avaient baissé de plus de 50 % au mois de novembre. « Le chiffre est plutôt de 40 %, corrige Metin Cihan, et surtout cette réduction n’a rien à voir avec une volonté politique de limiter les relations avec Israël ou d’un éventuel boycott comme le sous-entend le ministre. Cette baisse n’est que le résultat des effets induits par un conflit de ce type, comme le confirment les spécialistes. Les échanges commerciaux entre la Turquie et Israël se poursuivent sans interruption. »
Informations désormais inaccessibles
Aux députés, Hakan Fidan, ministre des affaires étrangères, a répondu que « les relations entre la Turquie et Israël, qui durent depuis plus de soixante-quatorze ans, ne se sont jamais faites au détriment de la cause palestinienne ». Une réponse « en forme d’aveu, mais plutôt honnête de sa part », reconnaît Metin Cihan.
D’après le quotidien progouvernemental Sabah, le président Erdogan et sa famille ont l’intention de déposer une plainte pénale contre le journaliste. Lui dit n’avoir à ce jour encore rien reçu de la part des autorités. A l’injonction d’un tribunal d’Istanbul qui a ordonné la suppression des tweets mentionnant la famille Yildirim, il a répondu par un tweet : « Je ne les supprimerai pas. Ce n’est pas une allégation. Ce sont des sources officielles ouvertes à tous (…). Pour les enfants palestiniens, je ne les supprimerai pas. »
Côté israélien, observe-t-il, les autorités ont décidé, depuis le 14 décembre, et pour une raison non précisée, de ne plus rendre accessibles certaines informations concernant leurs activités portuaires. « Au lieu des six ou sept bateaux que l’on pouvait facilement identifier chaque jour, on n’en voit désormais plus que deux du côté israélien, mais je ne désespère pas de trouver les véritables datas, elles sortiront d’une façon ou d’une autre. »
En 2020, en plein regain d’activité économique, le premier ministre israélien, rapporte le Jerusalem Post, avait eu ces mots : « Les positions du président turc à mon égard en public sont différentes en matière de relations commerciales entre nos deux pays. » Et Benyamin Nétanyahou d’ajouter : « Il m’appelle Hitler toutes les trois heures… Maintenant, il le fait toutes les six heures, mais, Dieu merci, le commerce entre la Turquie et Israël est en plein essor. »
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