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Le Monde, le 22/09/2024
Par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)
Le pays est en émoi depuis la découverte du corps de Narin Güran, 8 ans, au fond d’une rivière. Si les agressions contre les enfants semblent augmenter, les autorités passent le phénomène sous silence, au point de ne plus produire de statistiques depuis 2016.
Bien plus qu’un fait divers, c’est une histoire sordide et tragique qui a pris l’ampleur d’une véritable affaire nationale. Depuis la disparition, le 21 août, de la petite Narin Güran, 8 ans, et la découverte dix-neuf jours plus tard de son corps sans vie, enveloppé dans un sac plastique immergé dans la rivière de son village, la Turquie semble saisie de vertiges. Il ne se passe pas une semaine sans un nouveau communiqué des enquêteurs, pas un jour sans un rebondissement, pas un journal ou une émission d’information sans que soit annoncée ou dénoncée la responsabilité d’un ou de coupables.
Dès l’alerte de la disparition de la petite fille dans son village de Tavsantepe, situé à quinze minutes en voiture au sud de Diyarbakir, la capitale régionale du Sud-Est anatolien à majorité kurde, la police a lancé les recherches. Narin avait été vue pour la dernière fois, dans l’après-midi, sur le chemin de la maison qu’elle avait emprunté après avoir assisté à un cours d’études coraniques.
Très vite, son visage tout sourire se répand sur les réseaux sociaux. La colère publique s’exprime, elle, dans les rues des grandes villes où plusieurs manifestations ont lieu.
Le débat sur les disparitions d’enfants prend une tournure politique lorsque des quotidiens d’opposition rappellent que le village de Tavsantepe soutient traditionnellement le Hüda Par, le parti islamique kurde dont les origines remontent au Hezbollah turc (nommé ainsi par opposition au Hezbollah libanais, créé à la même période, en 1984), un groupe extrémiste religieux impliqué dans des assassinats politiques dans les années 1990 et 2000. Une époque où plusieurs de ses cellules auraient été actives à Tavsantepe. Allié de la coalition gouvernementale depuis 2023, le Hüda Par est aujourd’hui surtout connu pour ses violentes diatribes contre les droits des femmes et l’égalité de genre.
Nouvelles polémiques
Dans les instants qui ont suivi la découverte du corps de Narin, deux déclarations ont, coup sur coup, provoqué de nouvelles polémiques. S’exprimant devant l’Institut de médecine légale de Diyarbakir, après avoir rendu visite aux proches de la victime, Vedat Turgut, candidat Hüda Par dans un des arrondissements de la ville aux municipales de mars, a affirmé sur un mode accusateur : « Ceci n’est pas notre culture, ceci est la culture de l’Europe, de l’Amérique et d’Israël. »
Sur Sözcü TV, Galip Ensarioglu, député local de l’AKP, le parti au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, a quant à lui expliqué avoir « une amitié de quarante ans avec la famille » et que, « parfois, il y a des choses que nous ne savons pas, et parfois nous savons mais nous ne devrions pas le dire ». Des propos qui, en dehors de leur côté intrigant, ont fait craindre que les autorités ne cherchent à étouffer l’affaire. L’élu a expliqué plus tard ne pas avoir été compris.
Le chef de l’Etat a, de son côté, assuré suivre personnellement l’évolution de l’enquête, tout en condamnant « les personnes qui utilisent le meurtre de Narin pour polariser » la société. La mère et l’oncle de le fillette (également chef du village – muhtar en turc) ont été incarcérés après la divulgation d’informations laissant apparaître que Narin aurait été tuée après avoir vu les deux adultes avoir des relations sexuelles. Six autres membres de la famille sont accusés d’avoir détruit des preuves. Au total, vingt-quatre personnes ont été arrêtées, onze mises en examen.
L’indignation publique est encore montée d’un cran avec l’annonce d’une autre affaire survenue, cette fois, à Tekirdag, une ville située à l’ouest d’Istanbul. Le 8 septembre, une fillette de 2 ans y décède des suites de ses blessures, après avoir été agressée sexuellement trois jours auparavant. Sa mère l’avait gardée chez elle, observant le silence « pour que personne ne le sache ». La fillette souffrait d’une hémorragie cérébrale. Quatre personnes ont été arrêtées, dont la mère.
Des morts « évitables »
Ces deux affaires mettent en lumière les assassinats, disparitions et violences commis en Turquie envers les enfants, un phénomène difficile à mesurer en raison du manque de données. L’institut national des statistiques (TÜIK) a cessé depuis 2016 de publier le nombre d’enfants disparus. « Il y a un énorme problème d’enfants disparus en Turquie, a affirmé début septembre, à Ankara, le député Burhanettin Bulut, vice-président du principal parti d’opposition, le CHP. On ne sait ni combien d’enfants disparaissent depuis huit ans, ni combien ont été retrouvés. Le ministère de la famille et des services sociaux se contente de surveiller. C’est une honte. »
Selon les derniers chiffres rendus publics par les autorités, 104 531 dossiers de cas de disparitions d’enfants (fugues, enlèvements, meurtres ou accidents) ont été enregistrés entre 2008 et 2016, soit près de 13 000 par an, plus de 35 par jour. Les jeunes filles représentant près de 60 % du total, dont une majorité de moins de 11 ans. Des données réfutées depuis par Ankara, sans toutefois apporter de précision ni justification.
« Si vous possédez des statistiques et que vous les cachez, cela signifie soit que vous ne voulez pas être transparent ou responsable de vos politiques, soit que vous ne voulez pas que la gravité de la situation soit révélée, a expliqué Ezgi Koman, du centre des droits de l’enfant FISA, au site d’information Deutsche Welle en turc. Et si vous ne disposez pas de données, vous ne pouvez pas mettre en œuvre de politiques efficaces. » Selon une enquête de terrain publiée à l’été 2024, FISA a recensé qu’au cours des six premiers mois de l’année, au moins 343 enfants ont perdu la vie en Turquie dans des circonstances violentes ou à la suite de négligences. Des morts « évitables », précise le rapport.
La situation ne s’améliore guère
D’après les données du ministère de la justice, 188 enfants ont été sujets quotidiennement à des maltraitances en 2023. Sur 14 919 dossiers de violences et d’agressions sexuelles, 6 656 ont abouti à des condamnations, 6 211 à des acquittements, d’autres sont en suspens. Aucune information, en revanche, n’a été publiée concernant les enfants des régions du Sud et du Sud-Est frappées par le tremblement de terre du 6 février 2023. Or les grandes catastrophes sont, bien souvent, suivies d’une augmentation des violences notamment domestiques, selon les experts. Aucune donnée concrète n’est disponible pour les enfants de réfugiés alors que la Turquie compte 3,2 millions de réfugiés syriens sur son sol.
A défaut de statistiques et d’études globales, certains indices laissent penser que la situation ne s’améliore guère. Selon les données de 2022, publiées en août par TÜIK, le nombre d’« incidents » auxquels sont confrontés les enfants a augmenté de 20,5 % par rapport à 2021. D’après une étude publiée par l’Assemblée de la santé et de la sécurité des travailleurs le 11 septembre, au moins 66 enfants ont perdu la vie, au cours des douze derniers mois, sur leur lieu de travail (le travail est autorisé en Turquie à partir 15 ans). Et d’après l’association de parents d’élèves Veli-Der, le nombre de mineurs ayant quitté l’école est lui aussi en hausse, en raison de l’augmentation des dépenses scolaires et de la baisse du niveau de l’enseignement. Plus de 2 millions d’enfants seraient aujourd’hui en dehors du système éducatif traditionnel.
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