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Le Monde, le 05/01/2022
Par Sasha Loizot (Mersin – Turquie, envoyé spécial)
Alors que la dévaluation de la livre turque angoisse la grande majorité des foyers, l’investissement dans les devises virtuelles explose.
« Le cours du bitcoin a chuté cette nuit », s’inquiète Guven, à peine éveillé, à la vue de la courbe descendante du graphique sur l’écran de son téléphone. « Cela dit, je suis “revenu à la maison” », relativise-t-il en une expression courante chez les utilisateurs de cryptomonnaies, pour se rappeler qu’il n’a pas perdu sa mise. Entrepreneur dans l’âme, le trentenaire n’a pas hésité une seconde quand son ami Serdar lui a proposé de lancer leur propre cryptomonnaie, en 2016. Depuis, il a fait de son ordinateur son bureau, et de son téléphone la direction de leur entreprise.
Une activité qui les mobilise à plein temps, mais leur fait briller les yeux dès qu’ils en parlent. A la faveur d’une promenade le long de la baie de Mersin, grande ville méditerranéenne du sud de la Turquie où ils viennent de poser bagages, Serdar revient sur les débuts de l’aventure de BitTaxi : « Un jour, je me suis retrouvé sans moyen de paiement dans un taxi. J’ai vu que le chauffeur utilisait des cryptomonnaies. J’avais aussi un compte en bitcoin à l’époque, alors je lui ai proposé de régler la course comme ça. C’est de là que m’est venue l’idée. »
« Tout le monde est l’égal de l’autre »
Développeur informatique de formation, il s’est plongé dans les innombrables sources disponibles sur Internet pour créer sa monnaie et assurer sa fiabilité via la technologie de la blockchain, destinée à garantir la sécurité des transactions. Deux millions de coins BitTaxi sont déjà en circulation, mais c’est le futur passage à une application de paiement de taxi et son intégration à l’économie réelle qui intéressent surtout Serdar. Aujourd’hui, l’entreprise emploie une vingtaine de salariés, dont certains sont basés en Inde, en Indonésie ou en Chine. Ils ont été recrutés en ligne, sur la simple base de leur motivation pour le projet.
Car le fonctionnement des cryptomonnaies assure un relatif anonymat qui permet de rebattre les cartes du jeu social : les origines de classe, ethniques et nationales n’ont plus vraiment de sens. Une dimension philosophique du monde numérique qui plaît beaucoup à Serdar : « Dans l’univers de la cryptomonnaie, tout le monde est l’égal de l’autre », insiste-t-il. A l’heure où la livre turque dévisse face au dollar et où l’inflation réduit toujours plus le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes, l’investissement dans les cryptomonnaies séduit de plus en plus de Turcs.
D’après une recherche publiée au printemps 2021 par Paribu, la plus grande Bourse de Turquie, la population compterait 7,7 % d’investisseurs en cryptomonnaies, soit entre 6 millions et 7 millions de personnes, bitcoin en tête. L’utilisation a été multipliée par onze en l’espace d’une année, et représente un volume de transactions journalier de 610 millions de dollars (537 millions d’euros) en moyenne pour la seule Bourse Paribu.
La population compterait entre 6
et 7 millions d’utilisateurs de cryptodevises, bitcoin en tête
Aspect particulièrement frappant du phénomène, les villes kurdes du sud-est – les plus pauvres du pays – caracolent en tête, à en croire les statistiques de recherche par mot-clé révélées par le service Google Trends. Sidar, cinéaste kurde quadragénaire, vit dans la grande ville de Diyarbakır (Amed, en kurde). « L’année 2015 a constitué un tournant politique, et ce sont les régions de l’Est qui ont été les plus impactées », se rappelle-t-il, en une référence pudique à la reprise des combats entre la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK, considéré comme terroriste par la Turquie et l’Union européenne) et les forces armées turques.
Face aux difficultés économiques, Sidar ouvre un café pour tenter de survivre, avant de renoncer. « Quand on est sans formation comme moi, on ne peut espérer décrocher qu’un emploi au salaire minimum [4 253,40 livres turques, soit 283,56 euros depuis le 1er janvier]. Alors, avec quelques amis dans la même situation, nous avons commencé à nous former entre nous au fonctionnement des cryptomonnaies. » Après y avoir consacré un temps infini pour en décortiquer tous les mécanismes, il n’y passe désormais pas plus de deux heures par jour : un volume horaire idéal pour s’adonner à nouveau pleinement à sa passion, le cinéma.
Enthousiasme pour le « métavers »
Parler de ses réussites attirerait le mauvais œil, d’après une superstition largement répandue en Turquie. Et s’il est une règle qui prévaut dans le monde de la cryptomonnaie, c’est le tabou qui règne autour de ses gains. « A une période, j’ai gagné 500 000 livres, admet Sidar en un mélange de gêne et de fierté. Mais j’ai déjà distribué près de la moitié autour de moi, car tout le monde est très endetté. »
« Mon cours rencontre un intérêt tel parmi les étudiants qu’ils me demandent chaque semestre d’ouvrir des places » Ismail Hakki Polat, enseignant dans le département des nouvelles technologies de l’information
Toutefois, le monde décentralisé de la finance virtuelle, particulièrement volatile, n’est pas que la scène de success stories. En avril, un mandat international a en effet été émis contre le fondateur de Thodex, une Bourse d’échange locale de cryptomonnaies. Faruk Fatih Ozer était soupçonné de s’être enfui à l’étranger avec environ 2 milliards de dollars, escroquant ainsi près de 400 000 investisseurs.
Le scandale avait provisoirement affecté la confiance des Turcs dans la sécurisation des transactions de cryptomonnaies, finalement repartie à la hausse. Pour Sidar, l’optimisme reste de mise. A l’instar des créateurs de BitTaxi, il ne cache pas son enthousiasme à l’idée de voir se développer le « métavers » (monde virtuel) lancé par le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui, prédit-il, viendra faire exploser l’utilisation de cryptomonnaies.
« Bien que mon cours soit optionnel, il rencontre un intérêt tel parmi les étudiants qu’ils me demandent chaque semestre d’ouvrir des places supplémentaires », explique Ismail Hakki Polat, enseignant à l’université de Kadir Has, à Istanbul, dans le département des nouvelles technologies de l’information et de la communication. « Les cryptomonnaies intéressent tout particulièrement les jeunes pour leur aspect décentralisé, mais également parce qu’elles représentent une potentialité de carrière, explique-t-il. Je suis convaincu que ces pratiques vont s’installer au sein de la nouvelle génération et qu’elles incarnent l’avenir. »
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