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L’Orient-Le Jour avec AFP, le 06/10/2023
Par Timour MUHIDINE
Près de cinq mois après la réélection de Recep Tayyip Erdogan à la présidence, à l’aune du centenaire de la République turque le 29 octobre courant, l’heure est venue de tirer un premier bilan de l’évolution de la société.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan s’adressant à ses partisans du parti de la Justice et du Développement, l’AKP. Photo d’archives Adem Altan/AFP/Getty Images
Une vieille expression proverbiale dit : « D’abord, c’est le pain qui s’est dégradé. » Ça fait longtemps que le pain n’a plus beaucoup de goût, est de plus en plus blanc, de plus en plus crayeux. En fait, c’est son prix qui s’est dégradé… Indicatif comme ailleurs au Moyen-Orient d’une paupérisation accrue, d’un effondrement du niveau de vie. Dans chaque quartier d’Istanbul, il y a un magasin au nom hérité des débuts de la République : Halk EkmeÄŸi (le pain du peuple). On y fait la queue pour acheter le pain ordinaire, celui qui apparaît sur les tables des restaurants de quartier ou à la maison, en tranches souvent insipides, dans de petites panières en plastique qui symbolisent aussi l’alimentation bon marché. Ce qui a de toute éternité été la nourriture populaire : une soupe et quelques tranches de pain… Rappel d’une culture paysanne qui s’est peu à peu dissoute dans l’urbanité moderne et insatisfaisante des banlieues où l’on mange de plus en plus mal. Un baromètre, en somme…
La culture à la peine
Depuis le mois de juin, une fatigue et une exaspération se sont installées : aucune promesse de campagne électorale n’a pu être tenue, le tremblement de terre de février est encore dans toutes les mémoires, les problèmes économiques du quotidien occupent les esprits de manière obsessionnelle et le principal parti d’opposition (le CHP/ Parti républicain du peuple) ne semble pas avoir appris de sa défaite, préférant se complaire dans un discours xénophobe (contre les Syriens et les Kurdes) en relayant les raisonnements populistes qui sont plutôt le fond de commerce de la majorité présidentielle. Ridiculisé et transformé en l’ombre de lui-même, le parti de centre-gauche doit négocier avec des micropartis ultranationalistes pour les élections locales à venir. Malgré une société civile très structurée, au sens critique aiguisé, les forces d’opposition en Turquie peinent à trouver la force de s’engager en faveur d’une vraie démocratie. Et quand on se tourne du côté de la culture, il y a de sérieux motifs d’inquiétude : invisible mais presque palpable, la dégradation de la culture laïque et moderniste que la période kémaliste (jusqu’aux années 2000 environ) avait instaurée se confirme. Pourtant, les libraires regorgent de nouvelles parutions en histoire et en sciences humaines et sociales (SHS), mais le niveau général et une certaine haine de l’intellectualisme dirigent les lecteurs vers la production insipide de la frange conservatrice. Romans musulmans à l’eau-de-rose, volumes d’histoire populaire – l’histoire ottomane pour les nuls ! –, vulgarisation psychologique et traités de développement personnel écrits par des charlatans de la religion, le choix est vaste. La fascination pour la chose imprimée d’un public peu cultivé le pousse à consommer n’importe quel type de livre : publié, c’est une garantie.
Il y a aussi un intéressant phénomène d’acculturation : la grande presse (presque entièrement aux mains des conservateurs) publie régulièrement des chroniques sur les catégories de la rhétorique ottomane ou des problématiques qui présentent l’activité créatrice comme une question strictement technique inspirée par la riche tradition ottomane. Des questions aussi essentielles que : « Quels sont les tropes de la rhétorique ottomane ? Qu’est-ce que l’aruz ? etc. » sont posées aux lecteurs, rappelant les QCM pour examens largement reproduits dans la presse quotidienne. Affirmant avec force un côté utilitariste et scolaire qui n’a jamais disparu de l’idée que l’on se fait d’une culture classique. Il suffit d’entrer chez le libraire : un vrai massacre ! Les couvertures de livre déploient de préférence les Ottomans des siècles passés à grosses moustaches ou les fines silhouettes des hommes et des femmes des Tanzimat, polis et européanisés… L’histoire a tous les droits, pourvu que le passé soit glorieux ! Comme pour repousser les humiliations du présent.
Finalement, le travail de sape engagé par le parti au pouvoir finit par porter ses fruits : à l’image d’une dégringolade globale (et que, d’une certaine manière, l’Europe connaît), les thèmes de l’identité nationale sont clairement affirmés et soutenus par toute l’industrie culturelle.
Pensée imposée et censure
Sans doute l’exemple récent le plus choquant d’un acharnement d’État est la série de la TRT qui commence à être diffusée pendant les élections de mai 2023, initiée contre Osman Kavala, l’homme d’affaires et philanthrope incarcéré depuis octobre 2017 et dont la condamnation à la prison à perpétuité a été confirmée il y a quelques jours. Cette série de la télévision d’État (« Metamorfoz »), commanditée à un scénariste habitué des thèmes nationalistes (et sans que l’on sache jusqu’à présent qui a pu insister pour lancer ce projet), présente Kavala comme un activiste de premier plan d’une manière grossière et outrancière : le citoyen peu informé n’y verra qu’un ennemi de l’État qui mérite bien de croupir en prison. Soutien des minorités (Grecs et Arméniens) dont son association Anadolu Kültür a encouragé la renaissance culturelle, activiste de gauche dans sa jeunesse, complotiste supposé au service de l’étranger, il cumule les défauts de l’ennemi intérieur. Ou comment couper la population de son bon sens ordinaire. On pourrait d’ailleurs y lire une sorte de définition de la propagande qui règne depuis 2016 et qui vise à mettre au pas l’ensemble de la population. Le détenu n’a pas tardé à s’exprimer par la voix de son avocat et ne mâche pas ses mots : « Mais où la TRT trouve-t-elle la force de dépenser les deniers publics dans des activités dignes de Joseph Goebbels ? » L’homme a encore du ressort…
Le cinéma d’auteur est régulièrement confronté au problème de la censure. Au Festival d’Antalya, un documentaire sur les suites de la tentative de putsch du 15 juillet 2016, Kanun Hükmü (Le Décret), a été interdit sur demande du ministère de la Culture. Ce film, qui narre le destin tragique d’un médecin et d’un enseignant victimes de la vague de répression qui a balayé la Turquie après la tentative de coup d’État contre le président Recep Tayyip Erdogan, a été perçu comme une relecture critique de ce moment fondateur de la geste du parti AKP. Le ministère – qui a qualifié le film de « propagande » en faveur du prédicateur Fethullah Gülen, accusé par Ankara d’être le cerveau derrière la tentative de coup d’État – s’est démarqué du festival. Emblématique de la polarisation sur l’implication des gülenistes dans l’évènement et du recours permanent au terme « terroriste » pour tout ce qui est d’opposition. Conclusion : les membres du jury se sont retirés puis sont revenus, le ministère a finalement retiré son soutien et l’évènement secoue ce festival historique qui aura bientôt 60 ans et qui a consacré tous les noms importants du cinéma turc.
La répression contre les opposants (et l’on rejoint vite cette catégorie en Turquie) se poursuit sous des formes bien diverses et de plus en plus inventives. Dans les administrations, dans la culture, dans le milieu syndicaliste, l’intention autocratique n’a pas diminué d’intensité et l’atmosphère de fin de règne du parti au pouvoir se confirme depuis plusieurs mois sur fond de chute de la monnaie. Dans une typologie assez riche des perdants, j’aimerais évoquer le cas d’un jeune auteur, romancier et nouvelliste, Ercan Y Yilmaz (né en 1982). Pourchassé par des militants du Hezbollah kurde (Hizbullahî Kurdî) pour un court métrage satirique tourné dix ans plus tôt, menacé d’un procès pour terrorisme (il faut dire qu’il est d’origine kurde), cette fois par l’État, il a préféré s’enfuir avec sa famille en Finlande en juin… L’enseignant de lycée, l’animateur de revues littéraires, le jeune auteur suractif dans l’édition et sur les réseaux sociaux est désormais un réfugié échoué dans un camp du nord de la Finlande. À l’image des milliers de Turcs qui recherchent l’expatriation, pour lui et ses proches, le pays natal s’éloigne à grands pas. Fuite des cerveaux, fuite des artistes : le pays s’achemine vers une communauté nationale à plusieurs vitesses et une diaspora double et très polarisée. D’un côté, des groupes d’immigration en lien avec le pouvoir qui soutient leur fierté nationaliste et, de l’autre, une frange moins homogène, étudiants, expatriés économiques, journalistes poussés hors de Turquie qui tentent de lutter pour donner le meilleur d’une population malmenée à domicile et mal comprise à l’extérieur. Eh oui ! certains pays connaissent ce destin tragique.
Rire (jaune) du ridicule
Et dans l’ambiance délétère des dernières semaines, le ridicule et le grotesque ont été particulièrement à la fête à la suite de la Coupe d’Europe de volley- ball. Le sport reste un enjeu majeur dans la Turquie d’aujourd’hui, un des rares domaines où le pays connaît des succès internationaux… Au moment où l’équipe féminine turque de volleyball a remporté pour la première fois la Coupe d’Europe, la société turque s’est encore une fois montrée divisée au sujet de cette victoire. Les partisans d’Erdogan, le camp du pouvoir, menaient depuis au moins un an une campagne contre les volleyeuses : « Elles portent des maillots alors que les femmes doivent porter des habits conformes à l’islam, et les deux vedettes de l’équipe (Ebrar Karakurt et Melisa Vargas, d’origine cubaine) sont des individus LGBT. » Des imams, des maires, des porte parole officieux du régime sont allés jusqu’à demander le licenciement de ces deux stars. On a entendu des phrases selon lesquelles « l’esprit indépendant de ces filles a un impact négatif sur nos propres filles ». « La Turquie ne deviendra pas lesbienne, je vais me battre jusqu’à la dernière goutte de mon sang », a même crié une femme voilée dans le métro d’Istanbul. Le gouvernement ayant refusé d’envoyer un avion spécial pour ramener au pays les championnes depuis Bruxelles, l’équipe a dû prendre un avion régulier de la compagnie THY, et dans des sièges économie.
C’est quand même un bon sujet de rigolade pour une nouvelle décalée, comme celles qu’écrit Ercan Y Yilmaz : par exemple cet extrait de La Berceuse du monde* :
Messager : Aucun ange ne voit correctement, ils sont tous une pilule sous la langue, Niyazi. De toute façon, ils sont réformés d’office par l’armée. Si seulement nous étions nés anges. Cela dit, il est désormais possible, grâce à la chirurgie, de devenir ange. Ça reste cher.
On s’amuse bien en Absurdistan, mais on rit souvent jaune !
*Recueil à paraître aux éditions de la Meet (Saint-Nazaire) en 2024.
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