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jeune afrique, 28/02/2024
Farid Bahri
La récente visite au Caire de Recep Tayyip Erdogan visait, pour reprendre les termes du communiqué commun du président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, et de son homologue turc, à « ouvrir un nouvelle page » entre les deux pays. Dont les relations n’ont jamais été faciles, et ce, depuis des siècles.
Recep Tayyip Erdogan (g.) est accueilli par Abdel Fattah al-Sissi (dr.) à son arrivée à l’aéroport international du Caire, le 14 février 2024. © AFP PHOTO / TURKISH PRESIDENCY PRESS OFFICE
Le 14 février, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, était en visite officielle au Caire. Une grande première, alors que les pays sont brouillés depuis dix ans, précisément depuis la chute du président Mohamed Morsi. Le sujet de discorde tournait alors autour du rôle politique des Frères musulmans mais, à dire vrai, les points de désaccord n’ont jamais manqué entre Le Caire et Ankara. Lesquels soutiennent des factions rivales en Libye, et ont des intérêts divergents au Soudan, pour ne parler que des questions liées à l’actualité immédiate. Un sujet les réunit quand même : la situation à Gaza et le soutien – au moins affiché – à la cause palestinienne.
Les liens entre les deux mastodontes, qui se font face d’une rive à l’autre de la Méditerranée, ne datent évidemment pas d’hier. On peut, si l’on souhaite leur donner un point de départ, remonter en 1517. À l’époque, les Ottomans, qui ont pris Constantinople 64 ans plus tôt, dominent. Ils s’affairent à construire un nouvel empire islamique, version turque. Après la prise du Hedjaz et des villes saintes de l’islam, ils considèrent que l’Égypte ne peut faire cavalier seul. Et c’est le sultan ottoman Sélim Ier qui engage les hostilités à l’égard des Mamelouks, ces esclaves émancipés devenus souverains d’Égypte depuis 1250. Nous sommes alors au mois de janvier.
« La première rencontre eut lieu le 23 janvier 1517. Un duel d’artillerie ouvrit la bataille, puis les cavaliers mamelouks et arabes attaquèrent les deux ailes des Ottomans. Les Mamelouks avaient perdu la bataille. […] Le lendemain et les jours suivants, de furieux combats se déroulèrent au Caire, où Ottomans et Égyptiens se disputèrent rue après rue, maison après maison. La population elle-même opposa une farouche résistance, ce qui rendit les envahisseurs encore plus furieux. Des quartiers entiers furent incendiés. […] Le Caire était pris. Selim avait installé son quartier général à Boulak, sur le Nil », relate l’historien André Clot. L’Égypte devenait alors ottomane, et ce, pour les trois prochains siècles.
Méhémet-Ali, vent debout contre l’ottomanisme
En 1798, l’expédition de Bonaparte en Égypte va chambarder quelque peu le paysage politique et dynastique du pays des pharaons. La raison de ce chamboulement se trouve dans l’action d’un seul homme : Méhémet-Ali (ou Muhammad Ali), un général albanais dépêché par la Sublime porte pour mater les Français. Cet officier, très ambitieux, devient rapidement pacha d’Égypte. Il comprend que pour s’émanciper de la tutelle ottomane, il doit moderniser le pays à marche forcée, et ouvre le pays à l’influence occidentale (par exemple avec la mission Boyer, envoyée par Charles X en Égypte). Les réformes vont aller bon train.
Bientôt, le subordonné se retourne contre ses maîtres. « Muhammad Ali axe sa propagande envers les populations syriennes sur le thème de la trahison envers l’islam que représentent les premières réformes ottomanes. Il reproche publiquement à ces premières réformes d’être trop occidentalisatrices, tandis que celles qu’il a faites en Égypte ont conservé un aspect proprement musulman », développe l’historien Henry Laurens. Le gouverneur d’Égypte frappe là où cela fait mal : sur le plan de la religion. Il a compris que l’islam peut être à la fois un point de convergence et un point de divergence, et va jouer sur l’émancipation d’un islam arabe originel soumis à la turcité. D’une pierre deux coups, donc : islam et arabité.
Après avoir pris le contrôle de la Syrie historique, il a le cœur de l’Empire en ligne de mire, et le projet est de marcher sur Istanbul. Mais l’Europe occidentale – et par-dessus tout Londres – veille au grain. Elle ne veut pas d’un Empire ottoman faible. L’avancée de Méhémet-Ali et de son fils Ibrahim Pacha est arrêtée net par un ultimatum anglais. C’est la crise d’Orient de 1840. Les Égyptiens se voient contraints de battre en retraite. Seul réconfort, le pays, par le traité de Londres de 1841, obtient le statut de province autonome de l’Empire ottoman. Ce n’est pourtant pas sous Méhémet-Ali que le Caire s’affranchira de la tutelle stambouliote.
Il faudra attendre Ismaël pacha, son petit-fils, pour voir la chose accomplie. Et ce dernier va user de la finauderie. « Pour parvenir à ses fins, il comble le sultan de cadeaux et l’invite à séjourner en Égypte dès le printemps 1863, ce qu’aucun sultan n’avait fait depuis Sélim Ier, qui, en 1517, y était venu en conquérant. Pour faciliter son transport, Ismaël lui fait même don d’une superbe frégate à vapeur », note l’historienne Anne-Claire de Gayffier-Bonneville. Ismaël pacha va jusqu’à doubler le tribut alloué annuellement par l’Égypte à la Sublime Porte. Ses efforts financiers et sa ruse diplomatique finiront par payer. Le sultan turc promulgue le 8 juin 1867 un firman où il confère au pacha égyptien le titre de khédive, c’est-à -dire de vice-roi. Istanbul lui attribue également l’hérédité du pouvoir.
L’Égypte, province souveraine
Plusieurs khédives – une dynastie – vont donc se succéder à la tête du pays et, comme l’analyse Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, « si l’Égypte partage encore le destin de l’Empire ottoman, elle affirme progressivement sa personnalité propre. Durant le règne de Muhammad Said, et plus encore sous Ismaël, commence à se développer parmi une frange étroite des habitants de la vallée du Nil un sentiment d’appartenance à la patrie égyptienne ». C’est important : la nation égyptienne – le watan en arabe – commence ainsi à se définir par opposition à la présence turque. Dit autrement, le rejet de la turcité est un faire-valoir du sentiment nationaliste égyptien. Mais c’est à l’entame du XXe siècle que le nationalisme égyptien va réellement prospérer, cette fois-ci par le rejet du protectorat anglais, établi depuis 1882.
Cet intermède protectoral s’achève en 1956. À cette date, l’aspect politique des deux États a bien changé. L’Égypte comme la Turquie sont désormais des Républiques. Certes, la seconde, bien que dominée par l’islam, est une république laïque, comme voulu par son fondateur, Mustafa Kemal, dit Atatürk. Ce n’est pas le cas de l’Égypte. Autre différence, et de taille : alors que Le Caire porte l’idéal panarabe et même une forme de soviétisme, Ankara, tournant le dos à ses anciennes dépendances, choisit résolument le camp occidental et pro-américain. On a même parlé de « maccarthysme à la turque » pour qualifier cette attitude antirusse du pays.
De fait, Ankara voit d’un très mauvais œil les expériences « socialo-communistes » en cours en Égypte, et surtout en Syrie, pays avec lequel les différends sont nombreux. Principale pomme de discorde : la Sandjak d’Alexandrette, au nord-ouest de la Syrie actuelle. Héritage d’un découpage territorial mal ficelé à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman – conséquence de sa défaite durant la Première Guerre mondiale –, la région sera ballottée au gré du mandat français, et, aujourd’hui encore, Damas estime qu’elle lui a été « volée » par Ankara.
Nouvel épisode majeur en 1958 avec la création de l’éphémère RAU, la République arabe unie, qui réunit la Syrie d’ Al-Kouatli et l’Égypte de Nasser. Une expérience qui tourne court, mais qui ne passe pas aux yeux d’Ankara, le président turc Celal Bayar qualifiant son homologue égyptien d’« aventurier » dans cette union. Là encore, cette hostilité vise avant tout le principe du panarabisme.
Alliances contradictoires
Clairement, l’animosité de la Turquie à l’égard de l’Égypte et du nassérisme s’inscrit dans le cadre plus large de son antagonisme au panarabisme. Raison de mémoire, car c’est bien le développement d’un sentiment d’arabité qui a nourri le soulèvement anti-ottoman au Proche et au Moyen-Orient. Mais Nasser, lui aussi, éprouve du ressentiment. Signé en 1955, le Pacte de Bagdad entre la Turquie et l’Irak, qui invitent les pays limitrophes à y participer, est considéré au Caire comme une tentative d’intrusion occidentale. Et surtout, en 1948, la Turquie du président Ismet Inönü a reconnu le nouvel État d’Israël, ce qui passe évidemment très mal dans les capitales arabes.
Au seuil du XXIe siècle, enfin, l’influence grandissante puis l’arrivée au pouvoir à Ankara de l’AKP, proche des Frères musulmans, sont loin de plaire au président Moubarak, lui-même en lutte ouverte contre le parti islamiste. À l’inverse, les sorties de plus en plus régulières du président Erdogan contre la politique expansionniste de Tel-Aviv dans les territoires occupés plaisent dans certains milieux politiques égyptiens. Recep Tayyip Erdogan en vient même à soutenir le Printemps arabe de 2011. En septembre de la même année, il est accueilli avec faste et honneurs au Caire et à la Ligue arabe. Et c’est tout naturellement qu’il soutient la présidence de Mohamed Morsi. Lors du coup d’État de 2013, Erdogan qualifie Sissi de éputschisteé et fait la promesse solennelle de ne jamais lui adresser la parole.
Les temps ont bien changé entre 2013 et ce 14 février 2024, qui a vu les deux dirigeants se saluer chaleureusement. L’avenir dira si les deux puissances régionales ont définitivement tourné la page et rangé leur animosité réciproque au rayon des souvenirs.
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