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Libération, le 26/01/2021
Par Ève Beauvallet
«Vagabondage mental», «errance attentionnelle» Les danseurs giratoires, une fois sur orbite, atteignent un état modifié de conscience proche de la béatitude, qui fascine spectateurs et chercheurs en sciences cognitives.
Sur scène, les danseurs ressemblent désormais à de petites bergères dans leurs boîtes à musique. Ou plutôt à des taille crayons électriques, vu la vitesse à laquelle ils tournent sur eux-mêmes inexorablement, avec leurs corps solidement vissés sur leur orbite, leurs regards plongés à l’intérieur des os. La rotation dure environ trois heures trente, ou peut-être trois minutes, difficile à dire. En tout cas, rien qu’en les regardant depuis votre fauteuil, et tandis que les beats de techno font grésiller la racine de vos dents, voici déjà un bon moment que votre langue a commencé à dégouliner de votre bouche, que les muscles de votre cou se sont fait la malle et que votre regard a atteint un curieux niveau de flottaison. A cet instant, des chercheurs en sciences cognitives se passionneraient sûrement pour votre système vestibulaire et vos neurones miroirs, ceux grâce auxquels vous ressentez à présent, par une sorte de contagion kinesthésique, quelque chose de l’état liminaire dans lequel est plongé à quelques mètres de vous, sur le plateau, Raúl Serrano Nuñez, un des interprètes de la formidable pièce Turning, du chorégraphe italien Alessandro Sciarroni.
«Mort mystique»
«La giration, ça te met dans un état très étrange, explique aujourd’hui le danseur de 30 ans en se souvenant de cette pièce créée en 2016 à l’Opéra de Lyon. Tu es là sans être là . Tu es connecté au groupe alors que tu ne vois littéralement personne.» De façon à entraîner l’oreille interne et à ne pas vomir sur le plateau, il a fallu des semaines de pratique aux danseurs du ballet de l’opéra. La seule porte d’entrée vers le royaume des états modifiés de conscience, explique Raúl Serrano Nuñez, c’était de trouver l’«image mentale» : «Il y a celle du verre d’eau : si on le tourne d’une certaine façon, l’eau ne bouge pas. Moi, je plaçais mentalement le verre entre mon front et l’arrière de mon crâne. La sensation à laquelle on accède alors, c’est un peu ce calme que l’on ressent quand on nage dans une mer agitée et qu’on plonge sous une vague.» Quelques années auparavant, Raúl Serrano Nuñez avait pu rencontrer à l’Opéra de Lyon cette hypnotique femme-toupie, à laquelle Libé consacrait un portrait le mois dernier : Lora Juodkaite, une danseuse lituanienne capable de tourner sur elle-même à vitesse superlative pendant des dizaines de minutes – pratique qu’elle a développée dans une grande intimité depuis qu’elle est enfant, et à laquelle elle s’abandonne tous les jours de toute la vie. Elle aussi parle, lorsqu’elle atteint un stade paroxystique du tournoiement, de ce calme absolu, cet oeil du cyclone, cet «endroit silencieux». Et ses paroles ressemblent à celle d’une autre danseuse, la sorcière allemande Mary Wigman qui, il y a près de cent ans, décrivait l’état auquel elle avait accédé dans une pièce solo, Monotonie : «Plus rien sinon la rotation implacable autour de son propre axe. Fixée au même point et tournant dans la monotonie de la rotation, je me perdais peu à peu, jusqu’à ce que les tours semblent se détacher de mon corps et que le monde extérieur commence à tournoyer. Ne pas tourner soi-même, mais être tourné, être le centre, être l’épicentre serein dans le tourbillon de la rotation.»
Ces mots sont écrits quelque part en Europe en 1926. Mais ailleurs, depuis des siècles, cette étrange perception du temps et de l’espace porte un nom précis. Lorsqu’il est poussé à son acmé et se dote d’une dimension mystique, la communauté soufie – mouvement spirituel développé au sein de la religion musulmane dès le VIIIe siècle – parle du «hal» : «En tournant, le derviche rentre dans cet état, que l’on nomme aussi « la mort mystique », ou « danse de l’âme »», explique Rana Gorgani, danseuse de «samâ» – le nom que les langues persane et arabe donnent à cette danse tournante ancestrale, ou «sema» en turc. Née d’une mère iranienne et d’un père kurde d’Iran, grandie en France, elle pratique depuis son enfance ces danses persanes et rituels du nord de l’Iran dans lesquels la giration est omniprésente et dotée de différents sym- boles : «Dans certaines célébrations, chaque tour correspond à une saison qui passe par exemple. On connaît généralement les der- viches tourneurs de Turquie, qui appartiennent à la confrérie des Mevlevi [un ordre qui s’est étendu au fil des siècles au Proche- Orient, en Egypte et aux Balkans, ndlr], mais cette prière soufie se retrouve dans d’autres pays arabes.» Les Mevlevi dansent de façon très codifiée, explique-t-elle : «Le maître, au centre, figure le soleil, et les derviches, autour, les planètes. On tourne toujours du côté gauche, le côté du coeur, et les bras ont une symbolique forte.» Lorsqu’il atteint l’état de transe spirituelle, le derviche déploie la paume de sa main gauche vers le ciel pour obtenir la grâce de Dieu et la droite vers le sol pour la répandre. Une courroie de transmission. Elle, qui n’a pas été élevée dans un milieu religieux islamique, évoque plus largement cet «endroit où l’invisible devient visible et perceptible par l’autre. On devient le tout et le rien, il y a l’idée de disparaître».
Rituels ancestraux
Rana Gorgani a multiplié les allers-retours dans son pays d’origine dès ses 14 ans, où elle a assisté à plusieurs rituels derviches avant d’y participer elle-même et de se voir, plus tard, proposer le statut de «khalifeh», celui de «maître spirituel». Elle a préféré la voie artis- tique, qu’elle nimbe de spiritualité. «Aujourd’hui, je tourne une heure trente à deux heures sur scène, et mon rêve serait de pouvoir le faire dans une performance de vingt-quatre heures, poursuit-elle. Physiologiquement, c’est tout à fait possible. C’est presque plus facile aujourd’hui pour moi de vivre dans cet état modifié de conscience que dans l’état où je n’y suis pas.» Les sciences cognitives, de leur côté, sont en mesure d’affirmer qu’il faut environ trois ans de pratique intensive pour pouvoir tourner une heure sans sensation de vertige. Une étude menée en Iran auprès de derviches montre des différences dans certaines régions du cerveau. «Celle du « vagabondage mental », de l' »errance attentionnelle » [mind wandering en anglais], est moins épaisse chez eux, par exemple, ils parviennent à être moins distraits, explique Asaf Bachrach, un des rares chercheurs à mener des études sur le cerveau et la danse. Mais on manque d’une théorie complète, c’est vraiment le Wild West des neurosciences ! Certains travaux se sont penchés sur le ballet et le patinage artistique, où l’on retrouve également des tours très virtuoses, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus : d’un point de vue phénoménologique, l’expérience est très différente de celle ressentie devant des derviches, qui est plus intérieure.»
En Algérie et à Marseille, la chorégraphe franco-algérienne Nacera Belaza avait organisé une soirée dans laquelle elle confrontait deux pièces, toutes deux basées sur le tournoiement, la première signée par elle, la seconde par le chorégraphe américain Daniel Linehan.
«C’était intéressant d’observer à quel point les réactions du public étaient différentes alors qu’il s’agissait du même motif.» Ils sont loin d’être les seuls à le travailler. Comme nous, Nacera Belaza a noté à quel point les partitions minimalistes, basées sur la répétition d’un seul geste élémentaire (tourner, marcher, courir, sauter), occupaient ces derniers temps le haut du podium sur les scènes contemporaines (lire Libération du 30 septembre 2016). En effet, on ne compte plus les offrandes que la jeune génération de chorégraphes contemporains dépose aux pieds de la grande prêtresse de la danse minimaliste américaine, Lucinda Childs, 80 ans – elle qui écrivait déjà une partition de tours obsédants dans une séquence de Dance en 1979 sur une musique répétitive de Philip Glass -, en se connectant aujourd’hui davantage, peut-être, aux rituels ancestraux que ne le faisait la génération des années 70-80, plus concentrée sur les jeux mathématiques. «Mais les enjeux internes sont parfois très différents. Si vous regardez Fase d’Anne Teresa De Keersmaeker [son duo de 1982 uniquement basé sur le tournoiement sur soi], il est évident que les tours servent à accéder à une extrême maîtrise physique, reprend Nacera Belaza, dont on espère voir la nouvelle création, l’Onde, en avril au Festival d’automne à Paris. Pour ma part, il s’agit toujours de lâcher plus.»
«Écoute affûtée»
Depuis des années, elle observe en Algérie ce patrimoine «extrêmement riche et contrasté» de danses et de rituels qui travaillent le motif du tour : «Toute la partie folklorique, je balaye direct. Ce que j’aime regarder, c’est ce qui anime les corps dans cette logique de communion, explique-t-elle. Dans ces transes, le mental cède : on peut tomber sans se faire mal. Au contraire, sur scène, il s’agit d’affiner la conscience, d’entrer dans une écoute extrêmement affûtée pour pouvoir la conjuguer à une logique d’écriture.» C’est cette écoute très singulière qu’elle a tenté de transmettre aux élèves du Centre national de danse contemporaine d’Angers, d’où elle revient quand elle nous parle au téléphone : «Les danseurs me disaient qu’ils se sentaient immenses après cette expérience. Et en effet, ça transforme très nettement les dimensions corporelles de l’individu. On excède ses limites pour se fondre en soi et en l’espace.» Elle tient beaucoup à ces temps pédagogiques : «Car il y a ce grand paradoxe dans la danse, c’est que le danseur exerce un contrôle effarant sur son propre corps. Mais contrôler n’est pas danser. Interpréter, c’est créer des états.» On le sent vite : la plupart des spectacles de danse habituels, attachés à la «chorégraphie», l’emmerdent à mourir. Seule la passionne l’inlassable répé- tition du même, condition pour que se déploient des espaces multiples et infinis. «Dans la rotation, conclut Nacera Belaza, c’est l’intention qui reste constante, jamais la matière. Ce serait formidable de voir se multiplier les collaborations entre danseurs et neuroscientifiques sur ce sujet. C’est un champ encore trop peu exploré.»? «Je tourne une heure trente à deux heures sur scène, et mon rêve serait de pouvoir le faire dans une performance de vingt-quatre heures. Physiologiquement, c’est tout à fait possible.»
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