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Huffington Post, 07/03/2016
Blog de Jana Jabbour, Docteure associée au CERI, enseignante à Sciences Po
A bien des égards, la crise syrienne a contraint la diplomatie turque et posé de réels défis au positionnement de la Turquie dans la région et à la stabilité intérieure du pays. Si dans les années 2000 la Turquie avait acquis le statut de puissance régionale au Moyen-Orient et faisait figure de « modèle » de pays musulman, démocratique, moderne et développé, l’enlisement d’Ankara dans le conflit syrien a eu un impact dévastateur sur ces réalisations.
Sur le plan régional, le recours de la Turquie au « hard power » en Syrie et son alignement sur un « camp » contre un autre ont nui à ses relations de bon voisinage et à son capital de sympathie dans la région; sur le plan international, les difficultés à rendre totalement hermétique les 910 km de la frontière turco-syrienne ont poussé certains à dénoncer la Turquie comme une « autoroute jihadiste ». Enfin, sur le plan intérieur, la crise syrienne a eu des effets désastreux: d’une part, l’afflux massif de réfugiés syriens a pesé lourd sur l’économie du pays; d’autre part, les velléités des Kurdes syriens ont encouragé le PKK à la reprise de la lutte armée, tuant dans l’Å“uf le processus de paix avec les Kurdes turcs.
Surtout, la crise syrienne a conduit à une crispation identitaire et à une bonapartisation du pouvoir à l’intérieur du pays. Elle a en ce sens révélé les « vases communicants» qui existent entre politique étrangère et politique intérieure: un pays qui se sent en insécurité à ses frontières souffre d’une rigidification autoritaire à l’intérieur.
Cependant, si l’implication de la Turquie en Syrie a été néfaste pour le pays, il convient de s’interroger s’il était possible pour le gouvernement AKP d’éviter l’implication dans la crise syrienne. A bien y réfléchir, l’enlisement de la Turquie dans le bourbier syrien était inéluctable.
En tant que pays émergent prétendant au statut de puissance régionale, la Turquie était naturellement portée à empiéter sur son voisinage arabe et à s’y construire une sphère d’influence, ce qui lui permettrait à terme d’accroître sa valeur stratégique et d’acquérir le statut de puissance mondiale. C’est la fameuse métaphore du « tir à l’arc », développée par l’actuel Premier ministre turc Ahmet Davutoglu dans son opus magnum, Profondeur stratégique: « Plus nous tirons fort au Moyen-Orient, et plus loin nous atterrirons en Europe et dans le monde ». Dans cette stratégie, la Syrie occupe une place centrale, Damas étant considérée comme la porte d’entrée et la fenêtre de la Turquie sur le Moyen-Orient.
C’est ainsi que tout au long des années 2000, Ankara et Damas ont connu une lune de miel, le rapprochement turco-syrien étant présenté comme la « success story» de la politique turque de bon voisinage, popularisée sous le slogan de « zéro problème avec les voisins ». Or, le déclenchement de la révolution syrienne a pris Ankara au dépourvu et menacé tous ses acquis dans la région.
La réponse turque fut, dans un premier temps, pragmatique et basée sur la realpolitik: de mars à septembre 2011, dans une tentative de sauver le régime de leur «ami», Davutoglu et ErdoÄŸan ont pratiqué la « diplomatie de la navette », faisant des allers-retours réguliers entre Ankara et Damas pour convaincre Assad d’offrir des concessions aux révolutionnaires afin d’assurer la longévité de son régime.
Toutefois, à partir d’août 2011, l’intensification de la répression contre les révolutionnaires a rendu insoutenable la position turque de soutien au régime syrien. D’autre part, l' »empowerment » des Kurdes de Syrie et l’éventualité de leur autonomisation progressive, ainsi que l’activisme accru du PYD, branche syrienne du PKK, ont mis fin à la politique de réalisme et de neutralité turque et eu raison de la patience du gouvernement AKP. Ankara est alors passée d’une politique de réaction et d’adaptation au changement en Syrie, à une politique d’impulsion du changement, faisant du renversement d’Assad une priorité.
Par ailleurs, le niveau accru de l’implication turque en Syrie depuis 2014 est une réponse à l’appropriation de la crise syrienne par la Russie de Poutine. Profitant de l’impuissance et de l’hésitation des Occidentaux, Moscou s’est engouffrée dans la brèche syrienne, apportant un soutien inconditionnel au régime d’Assad et devenant de facto l’un des belligérants de la guerre civile syrienne. Pour la Russie, les enjeux en Syrie sont multiples: il s’agit, d’une part, de sauvegarder le régime de son dernier allié dans la région et de maintenir ainsi sa présence politique au Moyen-Orient et, d’autre part, de garantir ses intérêts économiques en obtenant la part du lion du butin de guerre et en saisissant les opportunités de reconstruction de la Syrie post-conflit.
Enfin, l’enjeu énergétique est crucial: en sauvegardant le régime d’Assad, Moscou cherche à garder une emprise sur les nouveaux champs de gaz et de pétrole découverts en Méditerranée orientale. Il convient aussi de constater qu’en pataugeant dans son terrain de jeu syrien, la Russie semble avoir pour objectif de nuire le plus possible aux politiques de l’UE et de l’OTAN, qu’elle considère comme responsables de sa perte d’influence pendant les 25 dernières années.
Ayant observé les difficultés de l’UE à gérer les flux de réfugiés, la Russie semble s’attaquer délibérément aux populations du nord de la Syrie, pour apparemment tenter d’inciter de nouveaux mouvements massifs vers la Turquie, puis vers les autres pays européens, et mettre ainsi une pression supplémentaire sur ces États.
Dans ce contexte, la Turquie se trouve aujourd’hui entre le marteau et l’enclume : elle doit d’une part tenir sa promesse aux Occidentaux de réguler le flux des réfugiés et de participer à la lutte antijihadiste, et d’autre part protéger son intégrité territoriale contre les velléités indépendantistes des Kurdes syriens, soutenus par la Russie, et contre les menaces du PKK en Turquie.
De plus, si aujourd’hui les puissances occidentales critiquent l’implication de la Turquie en Syrie, la soupçonnant de soutenir Daech, il convient de rappeler que ce sont ces puissances elles-mêmes qui ont contribué à la propulser vers le front syrien. En effet, face aux exactions du régime d’Assad, la France, les États-Unis et leurs alliés ont reconnu dès 2012 l’opposition syrienne unifiée comme « seule représentante du peuple syrien » et ont déclaré haut et fort leur détermination à assurer le respect des droits et de la volonté de tous les Syriens, et à mettre en place une transition politique.
Or, se montrant incapables de défendre leurs lignes rouges et étant réticentes à toute intervention militaire directe en Syrie, Paris et Washington ont choisi de « sous-traiter » le dossier syrien à Ankara. Pourtant, dès l’été 2013, ces dernières sont revenues sur leur position, faisant du combat contre Daech une priorité absolue et reléguant au deuxième rang la transition politique en Syrie. La Turquie se trouva alors « coincée » en Syrie, avec une marge de manÅ“uvre limitée, Paris et Washington se montrant incompréhensives et insensibles à ses conditions, en l’occurrence la création d’une zone-tampon et d’une zone d’interdiction aérienne le long de sa frontière avec la Syrie.
A cet égard, force est de constater qu’en refusant les demandes turques, Paris et Washington font preuve d’une ignorance de l’évolution de ce pays ces dernières années: Ankara n’est plus l’allié « soumis » d’hier qui accepte de s’aligner inconditionnellement sur le camp occidental.
Puissance émergente autonome et indépendante, la Turquie mène aujourd’hui une politique d’affirmation de soi aiguë et n’accepte de partager le fardeau des grandes puissances que si cela lui bénéficie et ne va pas à l’encontre de ses intérêts. En ce sens, toute attitude de stigmatisation permanente du gouvernement au pouvoir est contreproductive et ne ferait que pousser la Turquie vers plus de rigidité et d’inflexibilité.
Aujourd’hui, si Bruxelles, Paris et Washington souhaitent regagner la Turquie dans leur camp, il est nécessaire qu’elles considèrent Ankara comme un partenaire à part égale, qu’elles prennent en considération les appréhensions du gouvernement AKP, et qu’elles comprennent le nouvel ethos turc.
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