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Mediapart, le 09/12/2015
PAR JEAN-FRANÇOIS GOULON
BLOG : QUESTIONS CRITIQUES
Par M. K. Bhadrakumar. Publié dans Indian Punchline, le 9 décembre 2015 : « Turkey and the red line in India-Russia friendship »
Ayant vécu et travaillé en tant que diplomate dans l’« espace soviétique » et en Turquie, pendant plus d’une décennie et durant les meilleures années de ma vie, les tensions actuelles qui se jouent entre ces deux rivales historiques présentent un cas d’école captivant où le terrorisme se mélange aux bonnes relations de voisinage et créent une mixture grisante — en particulier du fait que j’ai consacré près de dix années de ma carrière professionnelle aux relations indo-pakistanaises avec lesquelles existent de fortes similarités.
Pour commencer, quelles sont ces similarités ? La Russie et la Turquie sont manifestement des puissances inégales, toutes proportions gardées, similaires à l’Inde et au Pakistan. Cependant, si, tout en traitant avec la Turquie dans l’histoire moderne, la Russie a toujours eu besoin d’intégrer la stature redoutable de ce pays en tant que puissance de l’Otan et s’est sentie contrainte d’avancer prudemment, pour l’Inde, aussi, le rôle régional du Pakistan, en tant qu’allié clé des Etats-Unis dans la guerre froide (et un « allié clé non-Otan » dans l’ère de l’après-guerre froide), s’est toujours immiscé comme un facteur avec lequel il faut compter. En effet, il est improbable, ne serait-ce que pour le traité indo-soviétique, qu’Indira Gandhi se soit aventurée dans l’entreprise hasardeuse de bifurquer l’Etat pakistanais.
La retenue de la Russie en s’abstenant de frapper militairement la Turquie après son avion récemment abattu et la mort de deux soldats doit être largement attribuée au risque de déclencher de dangereuses convulsions dans les relations déjà problématiques de la Russie avec l’Ouest, ainsi que dans la politique régionale au Moyen-Orient, à un moment sensible. (Voir mon billet précédent Turkey’s terror network in Russian crosshairs.)
L’Inde a également exercé une retenue similaire au moment des attaques des « fedayin » organisée depuis le Pakistan contre le parlement indien, et après les frappes terroristes de Bombay du 26/11 [2008]. Certes, le Pakistan est une puissance nucléaire, ce que n’est pas la Turquie, et cela écarte une analogie exacte. Pourtant, la manière dont la Russie se comporte ces derniers jours, accumulant sans cesse la pression sur la Turquie (à part lancer une attaque de vengeance contre elle), donne de quoi réfléchir. La Turquie chancèle psychologiquement sous la pression russe et a été réduite à implorer la réconciliation, tandis que Moscou continue de distribuer au compte-gouttes des mesures de représailles dans un mélange habile de « sanctions » politiques, militaires, économiques et humanitaires.
Cependant, un facteur essentiel qui travaille, ici, en faveur de la Russie est que les Etats-Unis et l’Otan ont été parfaitement clairs sur le fait qu’ils maintiendraient une distance de sécurité par rapport à ce qui se déroule entre Ankara et Moscou, tant que l’intégrité territoriale de la Turquie n’est pas menacée. Le fait est que la Russie est du « bon côté de l’histoire » ici, et la Russie et l’Ouest ont commencé à réaliser tardivement qu’ils sont sur la même page en reconnaissant qu’il est impératif de ramener au pas la Turquie et qu’elle n’encourage plus l’Etat Islamique (sans quoi un règlement politique en Syrie restera insaisissable). Donc, ce que fait la Russie en Turquie aujourd’hui est précisément ce que l’Ouest, en particulier les Etats-Unis, aurait dû faire depuis longtemps, mais dont il ne voulait pas se charger pour des raisons d’opportunisme frisant le cynisme, à savoir, l’utilisation du lien entre la Turquie et l’Etat islamique pour faire avancer le programme de changement de régime en Syrie. (Voir mon article dans Asia Times A climate change in US-Russia ties bodes well for Syria.)
Au contraire, la vérité crue est que l’Ouest (en particulier les Etats-Unis) continue d’apaiser le Pakistan, parce que – à l’instar de la Turquie dans la période tranquille avant que les frappes terroristes de Paris ne rendent les réalités sur le terrain plus nettes et ne fassent admettre que l’Europe allait récolter ce qu’elle avait semé – le Pakistan sert toujours un rôle clé dans les stratégies régionales des Etats-Unis, y compris dans sa stratégie de rééquilibrage en Asie, et peut assassiner en toute impunité.
Mais la similarité étonnante entre l’Inde et la Russie repose réellement ailleurs – dans l’extraordinaire degré avec lequel ces deux pays ont néanmoins engagé des relations avec leurs adversaires, lesquels perpétraient contre eux le terrorisme transfrontalier. Incrusté profondément dans la conférence de presse que le Président russe Vladimir Poutine a donnée à Paris, lundi [30 novembre 2015] – en fait vers la fin de cette conférence – survient un passage lugubre, qui semblera familier à tout politicien ou diplomate indien qui a pu avoir une expérience pratique dans les négociations avec le Pakistan au sujet de son soutien à des groupes terroristes en tant qu’« atouts stratégiques » du pays. Je reproduis ici quelques extraits :
Inutile de dire que le Kremlin devrait comprendre pourquoi l’Inde se sentira profondément blessée si Moscou engage le Pakistan comme un pays partenaire et décide de lui vendre ses systèmes d’armes avancées. Il y a une ligne rouge, même pour des amitiés ininterrompues, à ne pas franchir. Toutes les explications laborieuses ne peuvent effacer de telles lignes rouges, alors qu’il y a des questions impliquées ici qui « dans le sang et tout autour du cÅ“ur se [font] sentir », comme l’a écrit le poète anglais. Poutine ne devrait pas se sentir surpris si Marendra Modi choisit d’exprimer la profonde inquiétude ressentie par l’Inde lorsqu’ils se rencontreront le 24 décembre prochain.
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