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Le Monde – 12/12/2014
Solène Cordier
Le président turc Recep Tayyip Erdogan vient à nouveau d’égratigner le fondement laïc de la République turque en reprenant à son compte, lundi 8 décembre, une proposition émanant du Conseil national de l’éducation, qui vise à imposer l’enseignement du turc ancien dans les lycées du pays. C’est une entaille de plus au modèle de séparation des pouvoirs politique et spirituel, mis en place par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.
Le Conseil national de l’éducation, composé majoritairement de proches du chef de l’Etat et de son Parti de la justice et du développement (AKP), souhaite que l’apprentissage de l’alphabet ottoman, proche de l’arabe, soit obligatoire dans les lycées religieux et optionnel dans les autres. Une remise en cause directe de la réforme linguistique de 1928 qui signait l’adoption de l’alphabet latin, occidental, et l’abandon de l’écriture arabe.
Le chef de l’Etat a affirmé que la décision, controversée, s’appliquerait « quoi qu’on en dise ». Comme souvent, M. Erdogan présente cette réforme comme un retour aux « racines turques », permettant l’avènement de la « nouvelle Turquie » qu’il appelle de ses vÅ“ux.
« C’est un moyen de montrer que la Turquie change, qu’elle se tourne davantage vers l’Orient et le monde musulman », interprète l’historien Faruk Bilici, professeur à l’Inalco. Cette réforme en apparence mineure ravive en Turquie des inquiétudes sur la nature laïque de l’enseignement délivré dans le secondaire. Les professeurs des écoles religieuses étant à première vue les plus qualifiés pour enseigner le turc ancien et l’alphabet arabe, comment s’assurer que des discours religieux ne seront pas associés à cet apprentissage ?
Depuis douze ans que l’AKP domine le paysage politique turc, ses opposants dénoncent une « délaïcisation » insidieuse de la société à travers plusieurs décisions et textes de loi. L’enseignement et les droits des femmes apparaissent comme les terrains privilégiés du pouvoir pour façonner la nouvelle identité – islamique – du peuple turc.
Le foulard islamique légitimé, la mixité combattue
La loi autorisant le port du foulard islamique
En octobre 2013, l’image de l’arrivée au Parlement turc de deux députées voilées avait marqué les esprits.
Après des années de banalisation, la loi autorisant le port du foulard islamique dans les administrations publiques et au Parlement avait provoqué l’ire des opposants d’Erdogan mais pas de forte mobilisation au sein de la société civile, alors que l’autorisation du voile à l’université avait suscité de nombreuses manifestations en 2008. Désormais, il est courant de voir des femmes voilées dans les tribunaux ou les universités. En septembre dernier, le gouvernement turc a également autorisé les jeunes filles à porter le foulard islamique dans les lycées publics.
Des attaques contre la mixité
En revanche, en novembre 2013, la tentative d’Erdogan (alors premier ministre), de mettre un terme à la mixité dans les résidences étudiantes avait davantage mobilisé l’opposition et la population. Devant des députés de l’AKP, le chef du gouvernement avait condamné au nom de la morale la cohabitation des deux sexes dans les logements universitaires. Il avait dans un premier temps demandé aux gouverneurs des provinces d’enquêter dans les résidences d’Etat, avant de se rétracter devant le tollé provoqué. La proposition avait finalement été abandonnée, mais dans les faits, le pouvoir ferme depuis plusieurs années les résidences universitaires mixtes publiques.
La mixité demeure pourtant un sujet qui préoccupe le pouvoir. Selon Faruk Bilici, certains membres du Conseil national de l’éducation souhaiteraient séparer les filles et les garçons dans les établissements scolaires. Une ségrégation déjà à l’Å“uvre dans les écoles religieuses.
Plus de religion et moins d’alcool
Une forte augmentation du nombre d’établissements confessionnels
Le fonctionnement des écoles religieuses est de plus en plus érigé comme modèle. Depuis 2010, de nombreux établissements publics sont ainsi transformés en écoles confessionnelles, les « imam hatip », qui étaient tombés en désuétude au début des années 2000.
Recep Tayyip Erdogan ne fait pas mystère depuis plusieurs années de sa volonté de former une jeunesse religieuse, dans le respect des valeurs turques. C’est dans un lycée de ce genre, prisé par les traditionalistes, que le chef de l’Etat lui-même a été formé.
Selon le chercheur spécialiste de la Turquie contemporaine Jean Marcou, leur nombre a crû de 73 % depuis 2010.
Mais là encore, le glissement n’est pas brutal, puisque le pouvoir s’appuie sur la législation existante pour entreprendre cette réhabilitation. L’enseignement religieux est en effet prévu par l’article 24 de la Constitution de 1982. A l’époque, les militaires voyaient dans cet apprentissage un moyen de lutter contre le développement des idées communistes.
Extrait de l’article 24 de la Constitution turque
« L’éducation et l’enseignement religieux et éthique sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’Etat. L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de leurs représentants légaux. »
Arrivé au pouvoir en critiquant la Constitution, l’AKP s’appuie finalement – quand cela l’arrange – sur le texte, qui célèbre dans son préambule les « principes et réformes mis en Å“uvre par Atatürk, fondateur de la République turque, guide immortel et héros incomparable ».
Le pouvoir cherche aujourd’hui à élargir l’enseignement religieux à la maternelle et aux deux premières années de primaire. Actuellement, il est enseigné dans les grandes classes de primaire et dans l’enseignement secondaire.
Restrictions sur la vente d’alcool
En septembre 2013 est entrée en vigueur une nouvelle loi controversée sur la vente d’alcool au détail, votée en mai. Depuis cette date, les commerces ne peuvent plus vendre de boissons alcoolisées entre 22 heures et 6 heures du matin, ni à proximité immédiate des établissements scolaires et des mosquées.
Le texte avait d’ailleurs nourri le mouvement protestataire de l’été 2013 contre les dérives autoritaires du pouvoir. Pendant plusieurs semaines, une grande vague de contestation avait mobilisé l’opinion turque.
Ces événements récents prouvent que si le président Erdogan bénéficie d’un large soutien au sein de l’électorat conservateur, notamment parce qu’il a introduit la prospérité économique et un certain nombre de réformes sociales, une frange importante de la société est réticente à accepter les changements sociétaux qu’il veut mettre en place.
Dans un entretien accordé récemment à un journal turc, l’écrivain Orhan Pamuk dénonçait par exemple les pressions exercées sur les médias et notamment les actions en justice et les licenciements visant les journalistes d’opposition. Pour le prix Nobel de littérature en 2006, « le pire, c’est qu’il y a une peur. Je constate que tout le monde a peur, ce n’est pas normal ».
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