Turquie : les manifestations contre le pouvoir, « c’est le réveil d’Atatürk contre Erdogan »

La Dépêche, 14/04/2025

Pierre Challier

TÉMOIGNAGE.

Les manifestations contre le pouvoir se poursuivent, en Turquie, trois semaines après l’incarcération du maire d’Istanbul, principal opposant à Recep Tayyip Erdogan. Témoignage.

La voix restera anonyme et se résumera à une initiale : « K ». Un simple tweet, critique du pouvoir, a entraîné sa condamnation au tribunal. Son nom dans un journal étranger l’enverrait en prison. Depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan à la tête de la Turquie, K. n’a en effet pas été épargné par les procès en sorcellerie pour avoir dénoncé la destruction systématique de la République laïque par son président et les islamistes de l’AKP.

Comme deux millions de manifestants à Istanbul le 29 mars dernier, il n’en continue pas moins à se mobiliser le week-end contre le régime et sa fuite en avant, toujours plus répressive. Ce vendredi, trois procès se sont tenus contre le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, dont l’arrestation a déclenché ce gigantesque mouvement de protestation à travers le pays, il y a trois semaines.

Incarcéré depuis le 23 mars, le candidat du Parti républicain du peuple – l’historique CHP fondé en 1923 par Mustapha Kemal Atatürk et désormais principal parti d’opposition- comparaissait ainsi pour « menaces » contre un procureur en janvier, « manipulations d’appel d’offres » en 2015 à Istanbul et « récolte illégale de donations » en 2019. Des accusations cousues de fils blancs, dénonce l’opposition : « Imamoglu était donné à environ 54 % dans la future présidentielle contre Erdogan », rappelle K, et « aujourd’hui, 73 % de la population soutient les manifs car le pays n’en peut plus face à la faillite des islamistes de l’AKP ».

Inflation : « tout flambe »

Il y a 20 ans, un euro valait deux livres turques. Aujourd’hui, il en vaut 43. « L’inflation est colossale, 93 % en un an. Tout flambe, surtout les loyers. Le mien est passé de 11 000 Ã  70 000 livres. Et le pouvoir vient de flamber 48 milliards de dollars sur les réserves de la Banque centrale pour soutenir la livre face au dollar, à cause de la crise créée par l’arrestation d’Imamoglu », poursuit K., le moral naviguant « entre espoir et désespoir ».

L’espoir ? C’est de voir « la mobilisation partout dans le pays, notamment des jeunes, des étudiants, des lycéens ». Mais aussi de constater « des alliances politiques impensables auparavant », afin de trouver une majorité pour essayer de « dégager enfin Erdogan ».

Les sociodémocrates nationalistes et républicains du CHP veulent des élections anticipées et même leurs ennemis d’extrême droite sont ainsi prêts à devenir leurs meilleurs alliés pour y arriver… Notamment parce que, de l’autre côté, Erdogan négocie avec l’emblématique leader du PKK Abdullah Öcalan, emprisonné depuis plus de 25 ans.

L’objectif du « sultan » ? Cesser les hostilités pour passer un accord avec les Kurdes dont le vote lui permettrait, en échange, de « modifier la constitution pour briguer un troisième mandat ». De fait, face à la nostalgie de l’empire Ottoman qu’incarnent Recep Tayyip Erdogan et ses ambitions en Syrie, en mer Noire, dans le Caucase comme en Méditerranée orientale ou au Maghreb… C’est bien la figure tutélaire d’Atatürk, « père de la Nation » qui, selon K., contre attaque avec le CHP, « parti dinosaure mais très riche, très organisé et possédant des relais jusque dans les plus petits villages de Turquie. »

« Chaque dimanche, il organise maintenant un grand meeting et il est parti de Samsun, en Anatolie, près de la Mer Noire, où Atatürk a prononcé en 1919 le discours fondateur de la Révolution turque, pour suivre le même parcours que lui vers Istanbul, à l’époque », précise l’analyste.

« Le silence de l’Europe »

Seulement voilà, face à cette ambition il y a aussi la réalité d’un autoritarisme « qui glisse chaque jour plus vers le fascisme ». « Plus de 1 100 arrestations après la première manifestation, des interpellations de journalistes quotidiennes et l’ultraviolence de la police… Pour s’assurer la fidélité des forces de l’ordre, le pouvoir a recruté en masse dans la racaille et l’AKP a fanatisé ces jeunes hommes. Ils frappent les manifestants comme des malades, même les anciens policiers en sont atterrés », confie K.

Et tout à sa logique de casser le thermomètre afin de faire baisser la température, le pouvoir continue donc à attaquer l’équipe d’Imamoglu comme l’éducation. « Ils ont dispersé ces prisonniers politiques à travers le pays en pensant limiter les rassemblements devant les prisons. Et les lycéens étant dehors avec les étudiants, 30 000 enseignants viennent d’être déplacés ou mis au placard », indique K… Consterné par « le silence de l’Europe au prétexte qu’il faut ménager Erdogan qui s’est fait passer pour indispensable à l’Otan entre la Syrie, la Russie et l’Ukraine. »

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