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Telerama, le 10/04/2025
Par Thomas Guichard
Alors que la contestation contre le régime d’Erdogan s’amplifie depuis l’arrestation du maire d’Istanbul le 19 mars, acteurs et réalisateurs turcs sont de plus en plus visés par la répression. Et risquent arrestation ou interdiction de sortie du pays.
Reportage
C‘est peu dire que la chute d’Ayse Barim a été silencieuse. L’agente des stars, à la tête d’un portefeuille regroupant les acteurs turcs les plus célèbres, distribués dans les films de Nuri Bilge Ceylan ou dans les séries à succès, était crainte, connue pour ses méthodes rapaces et le monopole qu’elle a imposé sur le monde du cinéma turc. En vingt ans, Ayse Barim a fait et défait des carrières. Son arrestation, fin janvier, pour « tentative de renversement du gouvernement » aurait pu être un avertissement, une détonation dans la banalité de la répression dans la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Personne, ou presque, n’a réagi.
Depuis le 19 mars, jour de l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal opposant du président turc, pour « corruption » et « terrorisme », des centaines de milliers de personnes ont pris les rues pour dénoncer ce « coup d’État » orchestré par Ankara — une expression de l’opposition. Parmi la foule, une absence notable les premiers jours : celle du monde du cinéma. Où sont-ils, les cinéastes, où sont les vedettes du petit écran ? Il y eut, certes, cette lettre ouverte « Épaule contre épaule pour le droit, la justice et la démocratie » signée par près de six cents artistes. Dans l’intimité, tous ceux interrogés par Télérama confient le même choc : s’il y a bien une personne qui était apolitique — « trop occupée à son propre succès », résume l’une d’eux —, c’était Ayse Barim. Son arrestation a jeté un froid sur la profession.
Otage du pouvoir
Des proches disent qu’elle est « l’otage » du pouvoir. Accusée d’avoir pris part au mouvement de Gezi, la dernière grande contestation contre Recep Tayyip Erdogan, en 2013, elle risque la perpétuité. Une conversation entre Ayse Barim et la productrice Çigdem Mater, elle-même en prison pour dix-huit ans depuis 2022 pour « tentative de renversement de gouvernement », a été versée au dossier comme preuve. L’agente a d’abord été relâchée, mais le procureur général d’Istanbul a obtenu expressément son maintien en détention. Une enquête a même été ouverte contre le juge de première instance qui avait décidé sa libération. Les clients d’Ayse Barim ne se sont pas exprimés. « Ils ne disent rien. Le gouvernement leur a mis une laisse », estime le journaliste turc Onur Dalar, qui suit l’affaire.
L’un de ces acteurs, Nejat Isler, vu dans les films de Fatih Akin et Nuri Bilge Ceylan, fait croire à ceux qui le contactent qu’il n’est pas Nejat Isler. Un autre, parmi les plus célèbres du pays, répond, avant de raccrocher : « Tout ce que je vais vous dire va être tiré et tordu ; je n’ai pas envie d’avoir ce mal de tête à gérer. En cinquante ans, je n’ai jamais connu une situation pareille. » Plusieurs acteurs connus ont été arrêtés ces dernières semaines. Sur un groupe WhatsApp réunissant une partie du cinéma turc, certains font part de leur angoisse. La peur est un moteur bien huilé en Turquie qui détient, de loin, le record de taux d’incarcération parmi les 46 pays du Conseil de l’Europe : en 2022, on comptait 403 prisonniers pour 100 000 habitants, soit le double du taux de la Hongrie, pourtant deuxième de ce classement.
Nur Sürer, star dans son pays et connue à l’étranger pour son rôle dans Voyage vers l’espoir, Oscar du meilleur film étranger en 1991, a vu les possibilités d’expression se réduire année après année en Turquie. Depuis le début des manifestations fin mars, elle n’est pas sortie de son quartier chic de Bomonti, à Istanbul, où elle reçoit en chemise blanche. « Les fonds alloués par le ministère de la Culture sont plus rares. Il fallait déjà trouver des financements par-ci par-là . J’ai peur qu’il n’y ait plus rien », confie l’actrice de 70 ans, aperçue récemment dans la série Ethos, sur Netflix. Alors qu’elle doit bientôt tourner dans un long métrage allemand, elle ne sait pas si elle va pouvoir se rendre à Berlin. Les interdictions de sortie du territoire sont distribuées à tour de bras. « Tout le monde craint d’être enfermé ici. » Deux de ses amis ont été contraints à l’exil : Nadir Saribacak, qui a joué dans Winter Sleep (Palme d’or 2014), et Mete Horozoglu.
À chaque arrestation arbitraire, nous n’avons pas assez réagi et cela a encouragé le pouvoir à réprimer.
Emin Alper, réalisateur
Laisser fuir les plus remuants, empêcher les autres de partir, tout cela colle avec les ambitions de Recep Tayyip Erdogan, qui consistent notamment à remodeler le monde de la culture. L’offensive est aussi menée sur le terrain des fameuses « dizi », les séries dont la Turquie est devenue en 2023 le troisième exportateur mondial. Le pouvoir s’est même doté de sa propre plateforme, Tabii, rattachée à la télé publique, pour concurrencer Netflix. On peut y regarder Cihangir Cumhuriyeti (« La République de Cihangir »), une comédie qui cible l’équivalent des « bobos » de ce quartier branché de la capitale où vit l’élite culturelle. Accepter d’y jouer est vu par certains comme « une trahison ». Orhan Aydin, vedette des feuilletons turcs, regrette « que la jeune génération se laisse tenter, même si c’est pour l’argent : ils s’en servent pour nous tourner, nous les acteurs, en ridicule. La qualité est si mauvaise que c’est devenu une blague entre nous ».
Le réalisateur Emin Alper, très en vue en Europe depuis son succès Burning Days, projeté à Cannes en 2022, y voit le résultat de la passivité de son milieu professionnel. « À chaque arrestation arbitraire, nous n’avons pas assez réagi et cela a encouragé le pouvoir à réprimer. Cette fois-ci, c’est trop gros, les gens sont dans les rues et j’espère que nos actions enverront un message au gouvernement, pour qu’il y réfléchisse à deux fois avant d’organiser un tel coup d’État. » Le réalisateur, passé entre les mailles du filet pendant des années, n’a « plus peur de [se] faire confisquer [son] passeport ». Il vient justement de terminer un long métrage, qu’il espérait présenter à Cannes en mai, à propos d’un homme imprévisible qui émerge d’une bataille entre deux villages ennemis. Une référence à Recep Tayyip Erdogan ? À Télérama, Emin Alper confie juste que ce film arrive « à point nommé ».
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