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Courrier International, le 27/02/2024
Alors que la population turque, en proie à une inflation galopante, s’appauvrit, les quelque 400 centres commerciaux du pays croulent sous les dettes et commencent à fermer. Ils incarnent les ravages de vingt ans d’une politique économique vouée à l’échec, fustige le quotidien d’opposition “Cumhuriyet”.
Cumhuriyet
Traduit du turc
Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico
Employés, fonctionnaires ou retraités, des millions de gens en Turquie vivent aujourd’hui comme dans un cauchemar. Même avec les nouvelles augmentations de salaire [50 % de hausse pour le salaire minimum et les salaires des fonctionnaires, annoncée pour le 1er janvier par le président de la république, Recep Tayyip Erdogan], les fonctionnaires sont sur le seuil de la pauvreté, les travailleurs sur celui de la faim. Et tous doivent lutter comme ils le peuvent contre une inflation annuelle qui dépasse désormais les 100 %.
Le montant des augmentations dépend de la seule volonté du président Erdogan, qui a fait cette fois preuve de mansuétude, à quelques mois des élections locales [les municipales se tiendront le 31 mars, et le parti au pouvoir cherchera à gagner dans les grandes villes du pays, dont Istanbul et Ankara]. Le chef d’État a en revanche annoncé qu’il n’y aurait pas d’autres augmentations au cours de l’année à venir. S’il le désire, il pourra aussi décider d’augmenter quelque peu les pensions des retraités, qui vivent dans la misère.
L’économie turque va mal. Mehmet Simsek [ministre de l’Économie, nommé après l’élection présidentielle de mai 2023, et à l’origine d’un changement radical de la politique économique du pays, longtemps refusée par Erdogan] est apparu comme la figure du sauveur. Mais tout ce qu’il peut faire actuellement, c’est chercher à l’étranger des sources de financement pour éviter un défaut de paiement, alors que les réserves en devises de la Banque centrale restent négatives.
L’inévitable tournant de l’austérité
Et le pire est encore à venir. À l’issue des élections, nous allons entrer dans un tunnel bien plus sombre. Les politiques d’austérité jugées indispensables par Simsek vont se durcir. Les hausses des taux d’intérêt et des impôts ne seront plus déguisées mais vont s’imposer brutalement. Les conséquences seront la fermeture d’entreprises incapables de payer leurs crédits ainsi qu’une hausse du chômage qui frappera toutes les catégories de la population.
La mer s’est asséchée et nous voilà sur le sable. Et ce à cause des nouveaux ponts, des autoroutes neuves, des hôpitaux privés que l’État a fait construire et exploiter par des sociétés privées [des géants du BTP souvent proches du pouvoir, surnommés les “cinq bandits” par l’opposition]. À cause des dépenses luxueuses qui n’en finissent pas, de l’entretien des palais aux mille pièces [dont le palais présidentiel, édifié en 2014] et des [autres] dépenses publiques qui ne faiblissent pas.
En 2002, la dette extérieure de la Turquie était de 129,6 milliards de dollars. En 2023 elle a atteint 482,6 milliards. Et malheureusement, cet argent a été investi pour doper la croissance de la manière la plus simple mais la moins saine qui soit : coulé dans le béton, englouti par la terre dans d’immenses chantiers de construction.
Les plus grands centres commerciaux d’Europe
Un des exemples illustratifs les plus frappants des errements de cette politique économique sont les centres commerciaux. Jusqu’à une époque récente, ces centres commerciaux étaient encore aux yeux des gens un des symboles de la “réussite” de l’AKP [le parti au pouvoir].
Les habitants d’Istanbul se souviennent que, jusqu’au début des années 2000 [l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002], des quartiers comme Levent ou Maslak étaient parsemés par les immeubles des sièges sociaux et des fabriques d’entreprises comme Renault, Tefken [holding du textile et de l’ingénierie], Deva ou Eczacibasi [pharmaceutique]. Tous ont été détruits, et à leur place se sont élevés des centres commerciaux.
Les usines et les sièges sociaux n’ont pas été les seules victimes sacrifiées sur l’autel des centres commerciaux géants, les zones de rassemblement en cas de séisme [des zones sécurisées comme des parcs publics, à distance de grands bâtiments pouvant s’effondrer, alors qu’Istanbul est confronté à moyen terme à un risque sismique majeur et qu’un double tremblement de terre a fait 55 000 morts dans l’est du pays en février 2023] ont aussi disparu dans le béton.
Aujourd’hui, on compte 452 centres commerciaux dans le pays, dont 100 à Istanbul [certains d’entre eux, comme Forum Istanbul et ses 500 000 mètres carrés, ou Cevahir et ses 343 magasins, sont classés comme les plus grands d’Europe et parmi les plus grands du monde].
Et une grande partie d’entre eux sont en difficulté. Les avertissements de certains spécialistes à l’époque où l’on voyait se multiplier les ouvertures ont fini par se concrétiser. Aujourd’hui, l’amortissement financier moyen d’un centre commercial est passé de quinze à quatre-vingts ans. Et, selon les chiffres du ministre du Commerce, Omer Bolat, soixante-dix de ces centres commerciaux, incapables de payer leurs dettes, ont été saisis par les banques.
L’automne est venu pour ces malls gigantesques bâtis sans plan urbain décent, sans étude de faisabilité sérieuse, et voilà qu’ils perdent leurs feuilles depuis quelques années. La semaine dernière, le géant hollandais du secteur, Multi, a annoncé le dépôt de bilan de neuf des centres commerciaux qu’elle gère dans le pays. Ces centres étaient pourtant connus comme étant parmi ceux qui connaissaient la plus grande réussite, mais il est apparu qu’ils étaient en train de s’effondrer sous le poids d’une dette de 600 millions d’euros.
Du béton financé avec de l’argent public
Et, malheureusement, la plupart des investissements faramineux ont été rendus possible par des financements accordés par des banques publiques.
Le centre commercial Next Level d’Ankara, ouvert par Fatih Erdogan, un des hommes d’affaires les plus en vues il y a quelques années et connu pour sa proximité avec le président Erdogan [mari d’une députée du parti du président, il n’a pas de lien familial direct avec lui], a ainsi finalement été transféré à la Ziraat Bankasi, qui a dû le revendre à un prix dérisoire.
Une des faillites les plus spectaculaires a été celle d’ORA, dans le quartier d’Esenler, à Istanbul. Là aussi, c’est la Ziraat Bankasi qui s’est retrouvée avec une dette non remboursée de 600 millions de dollars. Combien de millions a perdus au total cette banque publique, créée pour faciliter les investissements dans le secteur agricole et soutenir les paysans, à cause de ces aventures risquées dans le secteur des centres commerciaux, nous ne le savons pas.
Ce que nous savons, c’est que cela fait de longues années qu’elle a abandonné sa vocation pour devenir une source de financement inépuisable pour tous les projets des sociétés privées proches du pouvoir.
Pourquoi nous sommes-nous appauvris, pourquoi gagnons-nous tous aujourd’hui, peu ou prou, l’équivalent du salaire minimum ? N’est-ce donc pas évident ? Aujourd’hui, l’AKP n’a plus que 92 milliards de livres [2,8 milliards d’euros] de budget à consacrer à l’agriculture. Le budget des aides sociales pour venir en aide à ceux que les mauvais choix de politique économique, les fermetures d’entreprises et la paupérisation générale ont laissés sur la paille est de 452 milliards de livres [13,7 milliards d’euros].
N’est ce pas triste de voir ce qu’est devenu ce pays ? N’est ce pas un scandale de voir les enfants de ce peuple dormir en classe parce qu’ils sont tenaillés par la faim ?
Jale Özgentürk
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Source de l’article
Cumhuriyet (Istanbul)“La République”, créé en 1924, est une véritable institution avec son cercle de lecteurs fidèles attachés aux valeurs républicaines représentées par le kémalisme : défense sans compromis de la laïcité et des droits des femmes.
Depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, le journal a été soumis à de fortes pressions. En 2017, 17 collaborateurs sont ainsi accusés d’avoir aidé des « organisations terroristes » et condamnés en avril 2018 à des peines allant jusqu’à huit ans de prison.Leur procès est devenu le symbole des atteintes à la liberté de la presse sous Erdogan.
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