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Le Monde, le 07/09/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Quatorze généraux à la retraite, souffrant de pathologies multiples, ont été condamnés à la prison à perpétuité. Une vengeance du camp islamo-conservateur et du président Erdogan.
LETTRE D’ISTANBUL
La vengeance est un plat qui se mange froid, les adeptes de l’islam politique turc en savent quelque chose. Reconnus coupables d’avoir « renversé par la force le gouvernement de la République de Turquie » il y a bientôt vingt-cinq ans, quatorze généraux à la retraite ont été écroués, jeudi 19 août. Un mois plus tôt, la Cour de cassation avait confirmé leurs peines de réclusion à perpétuité pour leur implication dans la rédaction du mémorandum publié par l’armée turque le 28 février 1997.
Cette journée est restée dans les annales comme celle du « coup d’Etat postmoderne ». Contrairement aux autres putschs (1960, 1971, 1980, 2016), celui-ci n’a pas fait de victimes, aboutissant à la dissolution du gouvernement dirigé à l’époque par le chantre de l’islam politique turc Necmettin Erbakan, l’ancien mentor du président Recep Tayyip Erdogan.
Les quatorze condamnés, des vieillards souffrant de pathologies multiples, ont donc été incarcérés. Parmi eux figurent, entre autres, les généraux Cevik Bir, 82 ans, et Cetin Dogan, 81 ans, tous deux anciens commandants de la 1re armée. L’autonomie de Cetin Dogan, diabétique et cardiaque, est limitée. Même chose pour Cevik Bir, qui souffre de la maladie d’Alzheimer et ne peut se débrouiller seul. Leurs avocats estiment qu’ils auraient dû être libérés pour raisons de santé, mais la Cour de cassation en a décidé autrement.
Quatre mois de prison pour Erdogan
On peut y voir une revanche du camp islamo-conservateur, engagé dans d’interminables règlements de comptes avec l’armée depuis son avènement au pouvoir, en 2002. Le président Erdogan lui-même n’est pas neutre dans ce procès des généraux puisque sa fille, Sümeyye, et son fils Bilal font partie des plaignants. Le putsch « mou » de 1997 est une blessure personnelle, un traumatisme que lui et ses proches ne manquent jamais une occasion de rappeler.
Quand le Conseil national de sécurité, dominé par les militaires, fait fermer le Parti de la prospérité (Refah Partisi, islamiste) – la formation de Necmettin Erbakan, dont Recep Tayyip Erdogan est membre et grâce à laquelle il a été élu maire d’Istanbul quatre ans plus tôt –, l’édile peut raisonnablement penser que sa carrière est mal partie. Quelques mois plus tard, il est condamné à cent vingt jours d’emprisonnement parce qu’il a lu en public un poème religieux jugé subversif.
En 1997, l’armée turque est toute-puissante. Très investie dans son rôle de gardienne des principes – dont la laïcité – prescrits par Mustafa Kemal, dit « Atatürk », le fondateur de la République en 1923, elle impose ses décisions politiques au gouvernement civil, qui est forcé de les appliquer. C’est ce qui se passe le 28 février quand Necmettin Erbakan, à l’époque premier ministre, est contraint de signer un mémorandum en dix-huit points rédigé par les militaires. Avant cela, il a dû écouter en silence le coup de semonce des généraux, outrés par sa projection de l’islam au cœur de la sphère publique. Jugées « antilaïques », la construction de nouvelles mosquées, l’ouverture d’écoles religieuses et de fondations proches des confréries islamiques doivent cesser.
Son parti est allé trop loin. Certains, parmi ses responsables, n’ont-ils pas réclamé à cor et à cri le rétablissement de la charia, la loi islamique ? Surtout, les visites retentissantes du premier ministre en Iran et en Libye, sa posture de défenseur des musulmans offensés ont fortement irrité l’état-major.
Esprit de vengeance
Acculé, Necmettin Erbakan démissionne le 18 juin. Dans la foulée, les confréries sont tenues de se faire discrètes, les écoles religieuses sont fermées ou placées sous la tutelle de l’Etat, et le Parti de la prospérité est dissous. C’est le début de la fin pour le vieux chef de file des islamistes. Agé de 71 ans à l’époque, Necmettin Erbakan, surnommé « Hoca » (« le maître »), voit sa longue carrière politique s’achever. L’islam politique va finir par triompher, mais sans lui. Le flambeau est repris par Recep Tayyip Erdogan, alors à la tête d’une nouvelle génération de militants de l’islam politique décrits comme « réformateurs ».
Le putsch est une déconvenue et une aubaine qu’il saura exploiter. Cela fait longtemps qu’il attend son heure, contraint de ronger son frein par les vieux barbons du parti, Erbakan en tête, qui se méfient de lui. Son séjour en prison, du 26 mars au 24 juillet 1999, va lui servir de tremplin pour fonder son Parti de la justice et du développement (AKP), qui sortira vainqueur des législatives de novembre 2002, avec 34 % des voix.
Son image de martyr, qu’il sait cultiver, a séduit l’électorat conservateur. Depuis, Erdogan a gravi une à une les marches du pouvoir, mais il semble peu enclin à pardonner à ses anciens persécuteurs. Le thème de la vengeance revient à l’envi dans ses discours. Il veut venger les musulmans humiliés à travers le monde, venger les dirigeants islamistes turcs évincés jadis par les militaires, se venger aussi du putsch raté de juillet 2016, sanglant celui-là – 250 morts –, qui a failli le renverser.
Depuis 2016, le rapport de force s’est inversé. Les militaires ont été sommés de ne plus se mêler de politique, ce qui est la norme en démocratie. Mais l’esprit de vengeance a la vie dure. Des dizaines de milliers d’officiers ont été mis à pied, des milliers parmi eux ont été emprisonnés dans le cadre de la lutte contre le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir infiltré l’armée et fomenté la tentative de putsch.
« La nation ne pardonnerait pas à celui qui pardonne aux putschistes. »
Ali Akbas, président de l’Association des défenseurs des droits humains
Aucune humiliation n’a été épargnée à l’institution, dont le chef d’état-major, Yasar Güler, un fidèle du président, figure désormais au 14e rang de la liste protocolaire en usage lors des cérémonies, soit deux rangs après Ali Erbas, le chef de la direction aux affaires religieuses (Diyanet), en pleine ascension.
S’ils ne veulent pas finir leurs jours en prison, les quatorze généraux n’ont qu’un seul recours, la grâce présidentielle. Impossible, estime Ali Akbas, le président de l’association des défenseurs des droits humains IHSD (conservatrice). « Une telle libération jetterait le doute sur le président Erdogan. (…) La nation ne pardonnerait pas à celui qui pardonne aux putschistes », a-t-il expliqué dans les colonnes du quotidien progouvernemental Yeni Akit.
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