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Ouest-France, 08/11/2020
Laurent Marchand
Le chef de la diplomatie, Jean-Yves Le Drian, demande une réponse européenne et des clarifications à la Turquie, après l’appel d’Erdogan au boycott des produits français. « Tout est sur la table, y compris des sanctions ».
Les tensions se sont amplifiées ces derniers temps entre la France et une partie du monde musulman. Dans un entretien à Ouest-France, Jean-Yves Le Drian, le ministre de l’Europe et des Affaires Étrangères, réagit à cette actualité.
La France a été récemment à la fois attaquée par des actions terroristes et la cible d’une campagne anti-française. C’est une phase totalement nouvelle ?
Nous vivons des moments de grande violence, en France, mais aussi en Europe. Ce qui est particulier, c’est le mélange d’une menace terroriste et d’un environnement de haine attisé par le radicalisme religieux. Cet ensemble a une seule cible : les libertés fondamentales, l’état de droit. Ce sont des attaques contre ce que nous sommes. Et quand je dis « nous », je pense aux Européens car la France n’est pas seule concernée. C’est le modèle européen qui est ciblé. Ceci étant dit, il faut bien décrire et nommer les différents aspects de cette situation de violence.
Vous parlez de quatre niveaux d’analyse, complémentaires. De quoi s’agit-il ?
Il y a d’abord la menace terroriste en tant que telle. Celle-ci est double. Elle provient toujours des organisations terroristes comme Daech et al-Qaïda, même si le califat territorial qu’elles voulaient mettre en place n’existe plus comme en 2015. Il n’empêche que ces organisations continuent à exister de façon clandestine, souterraine, et poursuivent leurs actions terroristes au Moyen Orient et en Afrique notamment. Cette force-là n’est pas morte et continue à faire de la propagande. Mais nous sommes aussi confrontés à un terrorisme individuel, une menace inspirée par cette logique.
Viralité de la haine
La campagne anti-française est beaucoup plus large cette fois ?
Le deuxième niveau, c’est justement le développement en même temps de campagnes d’injures, de calomnies, d’instrumentalisation, de haine, de la part de dirigeants de certains pays et de certains groupes. Je pense au Pakistan, à l’Iran, à la Turquie, qui ont manipulé, attisé de véritables campagnes de haine contre nous. Nous devons répondre avec force à de tels discours. Troisièmement, et c’est nouveau avec une telle ampleur, nous faisons face à une amplification de ces désinformations et de certains malentendus sur les réseaux sociaux, avec une viralité de la haine qui est stimulée, provoquée, organisée par un certain nombre d’acteurs et qui est fortement favorisée par les mécanismes mêmes des grandes plateformes numériques.
Le dernier point, ce sont les opinions publiques…
Oui, avec deux éléments qui se conjuguent. D’une part les opinions publiques peuvent être instrumentalisées par certains qui cherchent à faire croire que la France et l’Europe rejettent l’islam. Mais parallèlement, ces opinions publiques ont pu aussi être parfois sincèrement choquées dans leur foi, notamment par certaines phrases tronquées ou déformées par exemple. Ces quatre dimensions se mêlent et attisent des rebondissements, une forme d’engrenage de la haine. Face à cela, il faut répondre en évitant pour notre part les confusions et les amalgames : on ne peut répondre de manière identique à chacun de ces quatre facteurs, il faut une stratégie différente selon les sujets.
De quelle manière ?
D’abord, notre détermination à combattre les groupes terroristes, leurs capacités, leur propagande ne doit pas faiblir. C’est le sens de l’action militaire engagée depuis plusieurs années et que nous poursuivons avec nos partenaires au Sahel ou au Levant, mais aussi des efforts de nos services de renseignement et de nos forces de sécurité. La vigilance sur le territoire national et les actions de protection sont essentielles. Sur le deuxième point, une vraie solidarité européenne s’est manifestée pour rejeter les campagnes de haine et de manipulation de l’information contre nous, et tous nos partenaires européens ont par exemple rejeté clairement le comportement turc. Sur le troisième point, nous devons faire plus et mieux pour empêcher la diffusion en ligne des appels à la violence, à la haine et au soutien du terrorisme. Les plateformes ont une grande responsabilité, nous avons un dialogue exigeant avec elles pour permettre le retrait dans les plus brefs délais des contenus terroristes et stopper la diffusion virale des appels à la haine. L’Union européenne a en la matière un grand rôle à jouer pour fixer des règles claires aux acteurs du numérique. Et puis, avec les opinions publiques musulmanes, nous devons avoir un dialogue serein, un message de paix et d’apaisement, pour leur expliquer qu’en France les Musulmans font partie intégrante de notre histoire, de notre société, de notre république, depuis très longtemps. Nous ne sommes pas de ceux qui rejettent l’islam, nous respectons l’islam, comme les autres religions, quand elles s’exercent dans le cadre des lois de la République. Il faut faire comprendre que la France protège la liberté de religion, de culte et la liberté d’expression. C’est le travail que le président de la république a entrepris, notamment dans son interview à Al Jazeera, et c’est ce que je fais auprès de nombreux responsables de pays musulmans ou de grands responsables religieux.
Des sanctions contre la Turquie ?
Le chef de l’État turc appelle au boycott des produits français. Quelle est la réponse de la France ?
D’abord, nous avons avec la Turquie, même si elle fait partie de l’Alliance atlantique, des désaccords majeurs de politique étrangère. Nous faisons face, en Europe, à un comportement belliqueux, agressif de la Turquie sur tout notre environnement, que ce soit en Libye, en Méditerranée orientale, au Haut Karabakh, ou même en Syrie. Cela commence à faire beaucoup.
Divergences avec la France ou avec l’Europe ?
Il faut qu’il y ait des clarifications sur tous ces sujets, et d’abord entre l’Europe et la Turquie. Mais je voudrais souligner que ces derniers jours nous avons assisté à un véritable changement de nature dans la posture de la Turquie à l’égard de la France et de l’Europe. Les provocations, les insultes, la campagne organisée de manipulation de l’information de la Turquie ont visé la France non pas pour ce qu’elle était accusée de faire mais pour ce qu’elle était censée être : ces attaques visant les fondements mêmes des valeurs européennes sont intervenues au moment en plus où nous étions nous-mêmes attaqués dans notre chair par des attentats odieux. Ce n’est tout simplement pas acceptable et c’est irresponsable. Pensez même que la Turquie a appelé publiquement au boycott contre nous. C’est inadmissible. Nous l’avons dit, nous avons rappelé notre ambassadeur et je le dis fortement à nouveau. J’observe cependant depuis quelques jours que des déclarations de condamnation ont eu lieu, à l’égard de ce qui s’est passé à Nice et à Vienne. C’est nouveau. Nous n’avions pas vu de telles déclarations au lendemain de l’attentat de Conflans. C’est nouveau mais cela ne suffit pas ni ne règle pas tout. Comme je l’ai dit, d’autres actes, d’autres clarifications sont nécessaires. Voilà ce que je peux dire. Il y aura un Conseil européen à la mi-décembre qui traitera de toutes ces questions. Nous verrons alors si une évolution des positions turques sur l’ensemble de ces sujets aura pu être constatée et en tirerons toutes les conséquences. Mais nous avons à ce stade des attentes lourdes et non satisfaites dans la relation avec ce pays.
Que demande Paris comme mesures à l’échelle européenne ?
Il y a sur la table toute une panoplie d’actions possibles, y compris des sanctions, si le comportement turc ne change pas. Tout est sur la table.
L’Allemagne vous suit ?
Les positions se sont très sensiblement rapprochées. Ils ont une relation spécifique et historique avec la Turquie, mais l’accumulation des désaccords sur l’ensemble du pourtour européen, et le comportement du président Erdogan à l’égard de la France, plus globalement à l’égard de l’Europe, ont entraîné un mouvement d’unité européenne. Notre relation avec l’Allemagne sur ce sujet s’est très sensiblement renforcée.
L’ambassadeur de France en Turquie a été rappelé, puis est retourné à Ankara. Avec quelle mission ?
Celle d’affirmer les positions françaises et de défendre nos intérêts, redire la nécessité d’une clarification sur les grands enjeux internationaux. Nous attendons de la Turquie qu’elle respecte ce que nous sommes, nos principes, nos valeurs, notre souveraineté. La mission de notre ambassadeur est aussi de s’adresser à la société civile, d’être présent en Turquie et dire ce que la France pense. Pour éviter la manipulation. Nous ne confondons pas le gouvernement turc et le peuple turc.
La Turquie est entrée dans une nouvelle phase ?
Ce qui a changé, c’est que nous ne sommes pas dans un affrontement franco-turc, c’est devenu une question entre l’ensemble de l’Europe et la Turquie. Ce sont des enjeux et des principes fondamentaux, la sécurité, l’intégrité territoriale, les principes fondamentaux de l’Europe qui sont remis en cause. Nous assistons à une certaine fuite en avant de la Turquie, devant laquelle il faut resserrer les rangs européens.
Des décisions seront prises au Conseil européen ?
Oui. En fonction de ce que feront les Turcs d’ici là . Certains sujets, comme la situation en Méditerranée orientale par exemple, sont essentiels. Quand deux membres de l’Union européenne sont agressés dans leur souveraineté et leur stabilité territoriale, c’est la souveraineté de toute l’Europe qui est attaquée. C’est donc grave pour toute l’Europe. La solidarité de sécurité commune existe.
« La France n’est pas islamophobe »
Vous étiez hier en Égypte, ce lundi au Maroc. Pour faire passer quel message ?
Oui, j’ai rencontré les autorités égyptiennes mais aussi le recteur de l’université d’al-Azhar ce dimanche. Je le connais, je l’avais déjà rencontré à plusieurs reprises et il s’agissait de poursuivre un dialogue que nous avions déjà engagé. Je ne suis pas un intrus dans cette maison, j’y suis déjà allé plusieurs fois. Je suis allé leur dire que, contrairement à ce que certains veulent faire croire, nous sommes dans une attitude de respect à l’égard de la religion musulmane, mais que nous luttons contre le terrorisme et l’extrémisme radical, menés au nom d’une vision dévoyée de cette religion. Nous ne sommes d’ailleurs pas seuls dans cette lutte et nombre de nos partenaires dans le monde musulman sont confrontés aux mêmes défis.
Que lui avez-vous dit ?
Ce que je viens de vous dire. La France n’est pas islamophobe. Ne vous laissez pas instrumentaliser. C’est le même message que je porte au Maroc aujourd’hui.
Quel est l’état de la menace terroriste sur le sol français ?
La menace a toujours été là depuis 2015, et j’ai toujours dit que le combat serait long. Ce qui rend la situation plus perturbante aujourd’hui, c’est la conjonction des quatre éléments que je vous ai indiqués. Ce qui a changé, c’est qu’il y a moins d’actions terroristes projetées depuis des territoires contrôlés par des groupes terroristes, et plus d’actions inspirées. Mais ce qui me frappe, c’est que par rapport à 2015, nous voyons beaucoup plus de campagnes de haine, violentes et agressives, de la part d’un certain nombre d’États et d’organisations, avec de puissants relais en ligne et une viralité de la haine qui n’existait pas à ce point.
Tout intérêt ou ressortissant français à l’étranger est potentiellement menacé ?
La menace est partout
Le ministère prend des dispositions ?
Partout. Des appels à la vigilance maximale ont été passés dans tous les pays, nous avons demandé un renforcement de la sécurité des sites, des établissements, y compris scolaires, des communautés. Il faut être vigilant partout.
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