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Le Monde, le 12/08/2020
Accompagné de clichés de femmes en noir et blanc, le mot-dièse est devenu viral sur les réseaux sociaux fin juillet. Son origine est méconnue de nombreux internautes.
Un portrait en noir et blanc et le mot-dièse #challengeaccepted (« défi accepté ») : fin juillet, ces clichés ont fleuri sur les réseaux sociaux de plusieurs millions de femmes à travers le monde. Au moins autant d’utilisatrices de ces plates-formes ont été les destinataires d’un message de ce type de la part d’une de leur proche :
« Il y a un défi d’autonomisation des femmes qui circule sur Instagram. J’ai pris soin de choisir celles qui, je pense, relèveront le défi. Tu es l’une d’elles. Poste une photo en noir et blanc uniquement, avec la mention “défi accepté” et mentionne mon nom. Identifie ensuite, en privé, 50 femmes susceptibles de faire de même. Je t’ai choisie parce que tu es belle, forte et incroyable. Aimons-nous les unes les autres. »
« Le principe de la chaîne de messages est aussi vieux que le web 2.0 », explique au Monde Emmanuelle Patry, consultante en analyse de données des réseaux sociaux et fondatrice de la société spécialisée Social Media Lab. « Avant, on les trouvait surtout pour propager des histoires… Ce qui est relativement nouveau c’est qu’elles sont désormais de plus en plus souvent utilisées comme un moyen de diffusion d’un message politique large. »
Un message, mais lequel ? Peu de ces photographies étaient accompagnées d’un texte expliquant la réelle genèse de la campagne. Tout au plus, trouvait-on mention d’un autre mot-dièse #womensupportingwomen (« les femmes qui soutiennent les femmes ») ou, en guise de légende, quelques lignes relatives à la force et au soutien de leurs communautés.
Plusieurs célébrités se sont prêtées au jeu, renforçant la viralité du défi : du mannequin Cindy Crawford à des vedettes de Bollywood, en passant par les actrices hollywoodiennes Jennifer Aniston et Viola Davis, ou encore la fille du président des Etats-Unis, Ivanka Trump.
« Les célébrités ont beaucoup d’abonnés et une communauté généralement engagée, ce qui leur donne un grand pouvoir incitatif. Elles ont un rôle clé à jouer pour qu’un hashtag prenne à un niveau mondial », résume Mme Patry.
Mobilisation contre les violences faites aux femmes
Ce n’est pas la première fois que le mot-dièse #challengeaccepted accompagné de clichés monochromes sature les flux des réseaux sociaux. En 2016, il avait ainsi été un outil de sensibilisation en faveur du cancer du sein. « Déjà, à l’époque, on a assisté au même phénomène : le challenge a été très suivi, mais son sens initial semblait s’être perdu », souligne la fondatrice de Social Media Lab.
Interrogée par le quotidien américain The New York Times, une responsable des relations publiques et du marketing d’influence pour la société spécialisée Later estimait qu’une prise de parole de la représentante de l’Etat de New York au Congrès des Etats-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez, avait été « l’étincelle qui a conduit à la résurgence du mot-dièse ». Le 23 juillet dernier, la démocrate a en effet vertement recadré dans l’hémicycle son confrère de Floride, le républicain Ted Yoho, qui l’avait insultée de manière sexiste.
La récente vague de partages a pourtant débuté près d’une semaine avant sa prise de parole et son origine est à chercher ailleurs : la campagne actuelle est en fait le détournement d’une mobilisation en Turquie contre les violences faites aux femmes et les féminicides, dans le sillage de la mort d’une étudiante de 27 ans, Pinar Gültekin, sous les coups de son ex-petit-ami. La jeune femme avait disparu le 16 juillet ; son corps a été retrouvé cinq jours plus tard.
De nombreuses Turques étaient alors descendues dans les rues pour dénoncer ces abus et exhorter la classe politique à respecter la Convention d’Istanbul, contre les violences sexistes et domestiques. Une colère alimentée, par ailleurs, par la volonté de certains membres du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), au pouvoir, de revenir sur certaines dispositions de ce traité international, estimant qu’il « perturbait la structure familiale ».
Le nombre de féminicides augmente d’années en années dans le pays. Au total, 474 femmes y ont été tuées en 2019, soit le taux le plus élevé depuis une décennie. En 2020, ce tragique bilan risque de s’alourdir, à la faveur des mesures de confinement prises dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19.
« Décontextualisation et réappropriation des contenus »
La mobilisation turque a été accompagnée de centaines de milliers de messages sur les réseaux sociaux. Parmi eux, une initiative consistait à poster des portraits monochromes, en écho aux clichés de femmes assassinées diffusés dans les médias, rappelait ainsi cette internaute stambouliote dans un message sur Instagram réagissant à ses « amies non-turques partageant des photos en noir et blanc d’elles-mêmes comme un “défi”, mais sans en connaître la raison ou l’origine ».
« Cette tendance à la décontextualisation et à la réappropriation des contenus sur les réseaux sociaux est inhérente à leur architecture », fait valoir auprès du Monde David Bertrand, doctorant en science politique, spécialiste des mouvements sociaux et de la participation politique en ligne. « En fin de compte, un mot-dièse est simplement une expression, chacun peut donc se le réapproprier à sa manière pour l’adapter à son contexte propre. Aussi, il est possible, surtout si les comptes ayant diffusé en premier le mot-dièse sont peu visibles, que la signification initiale se perde au fil de ses réappropriations, comme une sorte de “téléphone arabe”. »
Et ce dernier de souligner que le dénominateur commun qui semble être resté au fil des partages est le fait d’être une femme : « C’est une manière de signifier une solidarité et le partage d’une même condition. »
D’autant que la méthode du « défi » choisie par les activistes turques, si elle assure à la campagne une certaine viralité, favorise cette perte de sens : la dimension ludique prenant généralement le dessus à mesure que le mot-dièse se propage.
Un défi en version édulcorée
De nombreuses voix se sont d’ailleurs élevées sur les mêmes réseaux pour dénoncer un défi vide de sens, le jugeant même parfois antiféministe et narcissique, en ce qu’il repose sur une mise en scène esthétisante de soi. « On pourrait débattre sur l’instrumentalisation de questions politiques à des fins d’autopromotion et de “signalement de vertu”, mais ça nous ramènerait à l’éternelle question du “faux” altruisme : en fin de compte, que les gens soient altruistes par égoïsme ou par altruisme authentique, ce qui compte, c’est le résultat », estime David Bertrand.
Pour Emmanuelle Patry, la manière même dont le mot-dièse a été détourné est intéressante en ce qu’il repose sur le principe de « tag », c’est-à-dire l’identification d’une personne. Certes, le fait d’être tagué dans un post garantit généralement une mention « J’aime », un commentaire voire un partage. « Sur Instagram [qui a été la plate-forme sur laquelle le mot-dièse a connu le plus de succès], les portraits et autres selfies sont les photos qui ont le plus fort taux d’engagement. Dans le cadre de #challengeaccepted et de son détournement, les participantes ont choisi de mettre aussi en avant d’autres personnes. C’est aussi un mode de valorisation, il y a derrière ce principe une dimension presque de sororité. »
Quant à savoir si le succès du défi, dans sa version édulcorée et en dépit de la méconnaissance même de son origine, aura eu un impact sur la situation des femmes en Turquie… difficile à dire. Le fait qu’une Française se contente de poster une image qui signifie une forme de solidarité somme toute très symbolique et confortable est, dans le pire des cas, « neutre », estime David Betrand.
« Peut-être que la cause “locale” ou “originelle” n’aura pas autant bénéficié qu’elle l’aurait pu de la visibilité des réseaux sociaux du fait de ce “détournement”, cela reste cependant plus que sans réseaux sociaux du tout », ajoute-t-il. Pour preuve, en relayant cette campagne virale, les médias s’emparent du sujet et lui donnent de l’écho. « C’est un peu l’ambivalence parce que d’un côté ça crée de la notoriété autour de la cause, mais l’on en parle plus par le biais des gens qui se sont trompés d’utilisation », conclut Emmanuelle Patry.
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