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Le Monde, le 09/07/2020
TRIBUNE
par Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur en géopolitique
Contre « l’illettrisme stratégique » qui pousse à oublier les rapports de force internationaux, le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier réaffirme, dans une tribune au « Monde », l’importance de l’Alliance atlantique pour les pays européens.
Le dernier incident naval turco-français a suscité une vive réaction de Paris. [Le 10 juin, un navire français a fait l’objet de trois « illuminations radar » par un bateau turc, pourtant membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le ministère de la défense juge l’affaire « très grave » et l’Alliance a lancé une enquête afin de faire la lumière sur cet incident.] En vérité, les alliances ne sont jamais totalement alignées : il n’est pas exceptionnel que des frictions se produisent entre certains de leurs membres.
Fallait-il qu’Emmanuel Macron parle à nouveau de « mort cérébrale » à propos de l’OTAN ? Ce jugement lapidaire sur l’Alliance atlantique, tant voulue et recherchée par la France au cours des guerres du XXe siècle, manifeste une certaine désinvolture. Il convient de rappeler son importance stratégique et géopolitique, les incertitudes générées par l’actuel locataire de la Maison Blanche ne devant pas légitimer d’autres inconséquences.
De fait, l’annonce récente du retrait américain de 9 500 soldats d’Allemagne, possiblement compensé par le redéploiement d’une partie d’entre eux en Pologne ou dans les Etats baltes, n’est pas de bon augure. Toutefois, les fixations et l’isolationnisme psychologique de Donald Trump ne dissimuleront pas l’illettrisme stratégique qui affecte une partie des classes dirigeantes européennes.
Raisonnement vaniteux
De ce côté-ci de l’Atlantique, on semble croire que l’ordre international multilatéral s’est autrefois imposé de lui-même, abolissant ainsi la réalité des rapports de force. Le fort leadership hégémonique des Etats-Unis, à l’issue de deux guerres mondiales nées en Europe, n’aurait-il donc pas tenu de rôle déterminant ? Indépendamment des conditions objectives de notre époque et des rivalités de puissance, la seule invocation du multilatéralisme aurait son efficacité.
Parallèlement, la défense de l’Europe par les Etats-Unis est parfois vue comme un avantage acquis, selon le raisonnement qui suit : les Américains sont militairement engagés en fonction de leurs intérêts propres ; il serait possible de limiter l’effort européen et de refuser toute réciprocité sur d’autres théâtres, et ce sans mettre en péril l’OTAN.
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La situation présente montre la vanité de ce raisonnement. Il existe bien un courant d’opinion américain en faveur d’un repli général. Si un retrait de l’OTAN mettrait à mal les intérêts de puissance des Etats-Unis, les conséquences seraient plus graves encore pour les alliés européens dont l’unité et la défense mutuelle reposent en grande partie sur la vitalité de cette alliance.
Importance stratégique globale
Quant à l’idée d’une défense continentale apte à prendre le relais de l’OTAN, elle présuppose la transformation de l’Union européenne en un acteur géostratégique global capable de poser des actes de souveraineté. Or il est difficile d’identifier les points d’appui et facteurs porteurs d’une telle mutation politique. Bien au contraire, le volontarisme pourrait amplifier les forces de dissociation. Angela Merkel l’a compris et préfère donc temporiser.
L’importance de l’OTAN dans l’équation stratégique globale doit être soulignée. Alors que la Russie a reconstitué une force d’opposition russe, il n’y aura pas d’unité européenne et de crédibilité de la dissuasion sans l’engagement durable des Etats-Unis. Le fait est d’autant plus à rappeler que le Kremlin conduit des « guerres mémorielles » à l’encontre de la Pologne et des Etats baltes, voire de la Roumanie. Ce révisionnisme historique est lourd de menaces subversives et militaires.
L’OTAN couvre aussi les approches maritimes de l’Europe, y compris « la plus grande Méditerranée » dont le Moyen-Orient participe. Dans cet ensemble spatial, le « partage du fardeau » que les Etats-Unis demandent ouvre des opportunités stratégiques. Il ne tient qu’à la France d’y accroître son rôle et sa présence navale, ce qui découragera l’une ou l’autre puissance riveraine émergente voulant exploiter tout vide de pouvoir. Encore faudra-t-il s’en donner les moyens : à quand un deuxième porte-avions français capable d’assurer la « permanence à la mer » ?
Sauver l’essentiel de la relation transatlantique
D’une manière générale, l’OTAN et les partenariats qu’elle a institués constituent l’avantage comparatif de l’Occident, confronté à des puissances révisionnistes, telles la Russie et la Chine, pressées de prendre la relève. Chargé de concevoir une « OTAN 2030 », le groupe d’experts demandé par Paris et Berlin sera conduit à aborder le rôle de l’OTAN au Moyen-Orient, voire à envisager un « China turn » la menant dans la zone Indo-Pacifique. Assurément, l’Iran et la Chine populaire ne sont pas les seuls problèmes des Etats-Unis.
L’erreur serait de penser que la France peut négliger l’OTAN. Membre fondateur, elle occupe des positions fortes en son sein, dont le grand commandement de Norfolk. D’autre part, la stabilité géopolitique que l’OTAN assure permet à la France de se déployer outre-mer afin de s’y affirmer comme puissance mondiale. A l’avenir, la défense de son domaine maritime reposera sur d’étroits liens bilatéraux avec les Etats-Unis, ainsi qu’avec les partenaires régionaux de l’OTAN, au cœur de cette zone Indo-Pacifique où la Chine populaire projette moyens civils et militaires.
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En conséquence, la diplomatie du coup d’éclat d’Emmanuel Macron et ses saillies contre l’OTAN inquiètent plus encore que l’insolente politique turque en Méditerranée. L’heure n’est pas aux démonstrations logiques sur l’air du « je vous l’avais bien dit ». Contre les vents mauvais de l’Histoire, il importe de sauver l’essentiel de la relation transatlantique. Sinon, l’« Europe européenne » tant invoquée pourrait basculer dans la tragédie.
Jean-Sylvestre Mongrenier
est chercheur à l’Institut français de géopolitique, université Paris-VIII,
et chercheur associé à l’Institut Thomas More, un think tank libéral-conservateur.
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