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Le Point, le 24/05/2018
Par notre envoyé spécial à Ankara, Romain Gubert
Au pouvoir depuis quinze ans et candidat à la présidentielle du 24 juin, le président turc bâtit un régime autocratique qui fait trembler l’Europe.
Imperator. Fastes et réceptions en grande pompe pour le président turc, Recep Tayyip Erdogan, dans son palais d’Ankara, en 2017. – © AP/SIPA
C’est une belle fête. Malgré la pluie, ils sont des milliers. Ce jour-là, le stade de basket de Bakirköy, à Istanbul, s’est transformé en salle de cinéma. Chacun agite un drapeau ou un fanion en attendant le début du film. Une musique grandiloquente rythme la légende du reis diffusée sur écran géant. Son enfance dans les rues populaires d’Istanbul. Sa rencontre avec sa femme. La naissance de ses enfants. Chaque étape de la vie de celui qui dirige la Turquie depuis quinze ans est saluée par des hurlements de joie. Rien n’est oublié. Ni son amour pour le foot. Ni son séjour en prison. Ni ses coups de gueule contre l’Occident.
Sur l’écran, Erdogan embrasse des femmes, des vieillards, des enfants. La voix off scande son bilan. « Il protège les opprimés du monde entier », « il construit pas à pas la grande Turquie », « c’est un réformateur démocrate »… La lumière s’allume. La foule déploie trois gigantesques portraits à l’effigie d’Erdogan, qui entre dans le stade à la manière d’une rock star. Il salue un à un chaque quartier d’Istanbul. Puis entame son discours. Il explique pourquoi les Turcs doivent voter pour lui à l’élection présidentielle ainsi que pour les candidats AKP, son parti, aux législatives. « Dans la nouvelle ère qui s’annonce, la Turquie s’élèvera au-dessus du niveau des civilisations contemporaines. La Turquie doit occuper une place de puissance mondiale sur la scène internationale. »
Populistes de tous les pays… En visioconférence avec Nicolás Maduro, président du Venezuela, le 17 mai. – © AP/SIPA
Drôle de campagne électorale. L’un des principaux concurrents d’Erdogan, Selahattin Demirtas, est en prison. L’état d’urgence interdit les rassemblements de plus de dix personnes. Les médias doivent contrôler leur expression : la moindre critique émise contre le président peut être considérée comme une insulte, passible de plusieurs mois de prison. La police surveille les réseaux sociaux. Elle tient aussi à l’œil les 150 000 fonctionnaires limogés depuis la tentative de putsch de l’été 2016. Les dirigeants de nombreuses ONG des droits de l’homme sont accusés de « liens avec une organisation terroriste ».
Pleins pouvoirs
Dans le stade de basket, Erdogan savoure déjà son tour de force. Dans quelques semaines – et sauf surprise –, il aura les pleins pouvoirs grâce à la réforme constitutionnelle qu’il a réussi à faire adopter par référendum. Par anticipation, Erdogan célèbre donc sa victoire avec les siens, les habitants de ces quartiers populaires d’Istanbul qui l’ont fait roi. C’est là que ce fils de capitaine de bateau a grandi en partageant sa jeunesse entre l’école religieuse et le foot. C’est grâce à eux qu’il a accompli une performance politique inédite : construire un régime autocratique avec le soutien de ses électeurs.
Une innovation qu’il a mise en place progressivement. Celui qui n’avait pas les codes traditionnels de l’élite turque lorsqu’il a pris la tête des jeunesses du Milli Selamet Partisi (le parti islamiste), la formation de son mentor, Necmettin Erbakan, alors qu’il avait tout juste 20 ans, a très vite compris qu’il ne fallait pas aller chercher des sympathisants dans les mosquées, mais dans les cafés, en parlant comme un homme de la rue. La religion constitue certes la source de ses convictions, mais il sait que celle-ci ne suffit pas à remporter une élection dans un pays comme la Turquie, où Mustafa Kemal a imposé la laïcité il y a plus d’un siècle.
Lorsqu’il se lance à la conquête de la mairie d’Istanbul, sa première victoire, il adapte aussi son discours aux préoccupations concrètes de son électorat. Les deux précédents maires sont tombés pour corruption ? Il dénonce « ceux qui se mettent des millions dans les poches » et promet un grand coup de balai, l’amélioration de la gestion des ordures et des réseaux d’électricité et d’eau.
« Libéralisme »
À chaque étape, il élargit un peu plus son discours. Les arguments islamo-populistes ne suffisent pas pour séduire les classes moyennes ? Il faut un véritable programme. Après avoir passé quatre mois en prison en 1997 pour avoir lu un poème lors d’une réunion : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles seront nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants seront nos soldats », il affine sa stratégie. Il défend la « démocratie », « l’égalité des citoyens », et le « libéralisme » économique. En 2003, il est Premier ministre.
Abdullatif Sener est le cofondateur de l’AKP, le Parti de la justice et du développement, dont il a conçu le programme « réformateur ». Il a surtout été vice-Premier ministre entre 2002 et 2007. « À l’époque, nous avons réussi l’impensable : arriver au pouvoir sans que les militaires nous en empêchent. Au sein de notre majorité, toutes les tendances étaient représentées. Des islamistes conservateurs, des réformateurs qui voulaient moderniser le pays, des nationalistes, etc. »
Sener, alors numéro deux du gouvernement, chargé de l’économie et des réformes, comprend petit à petit le projet personnel d’Erdogan. « Il avait un ego démesuré et nous faisait déjà sentir qu’il valait mieux ne pas se mettre en travers de sa route. Il plaçait des hommes à lui partout. Pour les privatisations, je souhaitais que nous fassions des appels d’offres internationaux. Il exigeait de céder les entreprises à ses proches. Il ne me répondait plus au téléphone. J’ai ensuite compris qu’il avait des réflexes de commerçant politique et qu’il n’était motivé que par les gains électoraux immédiats pour son profit. J’ai décidé de quitter le navire, car cette dérive clientéliste ne me plaisait pas du tout. »
Sener en a payé le prix fort : depuis son départ du gouvernement, alors qu’il souhaitait revenir à l’université (il est professeur d’économie), il est dans le collimateur de celui qui ne lui a jamais pardonné ses critiques. « Mon téléphone est sur écoutes, mes enfants n’ont pas pu trouver d’emploi dans de grandes entreprises turques… Nous sommes comme des parias. »
Le sultan conserve toujours un œil sur son électorat. Lorsqu’il sent que sa base est désorientée, l’islamo-conservateur s’attaque aux mœurs. « L’avortement est un crime », annonce Erdogan, qui demande à chaque femme d’avoir au moins trois enfants. Il encourage la construction d’écoles religieuses. Les mosquées poussent comme des champignons. Autrefois proscrit, le voile a fait son retour à l’université, dans les administrations. La vente d’alcool est sévèrement contrôlée. Et les martyrs de l’islam sont élevés au rang de héros nationaux. Il distribue aussi des aides sociales généreuses et favorise les régions déshéritées. Un programme très coûteux, financé par une économie en pleine expansion (celle-ci affiche chaque année de 7 à 8 % de croissance) qui inquiète aujourd’hui les experts. La dette publique flambe, l’inflation explose. Le chômage reste endémique. Et beaucoup parient sur un effondrement prochain de l’économie turque.
Orgueil national
Pour démontrer à tous qu’il est le maître absolu de la Turquie, Erdogan lance d’innombrables projets pharaoniques. Sa nouvelle résidence présidentielle à Ankara, le « Palais blanc », compte 1 150 pièces et 200 000 mètres carrés (quatre fois la taille du château de Versailles). Coût : un demi-milliard d’euros. Le troisième pont sur le Bosphore, qu’il fait construire pour des centaines de millions d’euros, sera l’un des plus hauts du monde. Et, à sa mort, la titanesque mosquée de Camlica, en construction sur les hauteurs d’Istanbul, devrait abriter son mausolée.
N’y voir que de la mégalomanie serait une erreur. Erdogan flatte l’orgueil national et veut surtout prouver aux Turcs que sa « nouvelle Turquie » n’est pas une idée en l’air. Avec la même stratégie, ces dernières années, il multiplie les références historiques à coups de célébrations grandiloquentes.
Croissance… et inflation
En quinze ans, le niveau de vie des Turcs a statistiquement doublé. L’an passé, le pays a affiché une croissance de 7,4 %. Une des plus belles performances mondiales. Mieux que l’Inde et la Chine. Elle a même fait un bond de 11 % au dernier trimestre 2017.
Derrière cette belle performance se cachent de gigantesques difficultés. L’économie est fragile, déséquilibrée et minée par l’inflation, le chômage et la dette publique. Il y a quelques semaines, l’agence Moody’s a dégradé la note du pays et redoute une crise majeure.
Ceux qui n’adhèrent pas à ce grand projet ont vite compris qu’ils doivent se taire. En 2013, dans le centre d’Istanbul, aux abords de la place Taksim, le parc Gézi, un des rares espaces verts de la ville, devient pendant quelques semaines un lieu de contestation. La révolte est matée dans le sang avec d’autant plus d’acharnement que la paranoïa du sultan est de plus en plus manifeste. Celui-ci voit la menace partout. La liste de ses ennemis s’allonge de jour en jour. Erdogan se persuade que Turgut Ozal, l’ancien président turc dont il se sent proche, a été assassiné en 1993 en buvant une limonade alors qu’il s’opposait aux militaires. Il fait désormais goûter ses repas.
Le réseau « güléniste »
La psychose prend un tournant majeur fin 2013 lorsqu’une vaste affaire de corruption frappe plusieurs ministres et certains de ses proches, dont l’un de ses fils, Bilal. Erdogan sait d’où vient le coup : le réseau « güléniste », fort de 2 à 3 millions de membres. Cette confrérie, qui dispose de relais dans les banques, dans l’armée et dans les affaires, a aidé Erdogan lors de sa conquête du pouvoir. Plusieurs journaux qui dénonçaient son influence ont été fermés par décision de justice. Des milliers de Turcs ont été mis sur écoute. À présent qu’elle s’attaque à lui, il écarte ses fidèles un à un.
L’étrange coup d’État avorté de l’été 2016 lui donne l’occasion de réduire à néant ceux qui l’ont aidé à construire son régime autoritaire. Celui-ci, mené par quelques officiers supérieurs assez désorganisés, est rapidement déjoué. Deux cent soixante-cinq personnes perdent la vie. Le leader turc est sauvé par « son » peuple. Mais la répression est massive. La chasse aux sorcières, d’une ampleur considérable. Le « Sultan » exige de ses « alliés » américains qu’ils expulsent le leader de la confrérie, Fethullah Gülen. En quelques semaines, 50 000 personnes sont privées de passeports et 150 000 fonctionnaires dans l’armée, l’éducation et la justice sont limogés. Des dizaines de journalistes sont envoyés en prison. Le président turc annonce qu’il pourrait, « si le peuple le souhaite », réintroduire la peine de mort.
Député de Kars, Ayhan Bilgen est l’un des responsables du HDP (Parti démocratique des peuples), un parti de gauche qui défend la minorité kurde. Il a récemment passé plusieurs semaines en prison. « Il est aujourd’hui impossible d’organiser des élections fiables dans le pays. Notre candidat à la présidentielle, Selahattin Demirtas, est en prison. La presse est réduite au silence. Nous sommes considérés comme des traîtres à la nation. Et nous n’avons pas le droit d’évoquer les opérations militaires menées en Syrie sous peine d’être accusés de haute trahison. Nous nous sommes fait voler la démocratie. »
Purge
Les ONG ne sont pas épargnées. Teray Salman, la présidente de l’Ihop, une association de défense des droits de l’homme, en témoigne : « Plusieurs de nos membres ont été emprisonnés. Ils ont été décrits dans la presse proche du pouvoir comme des espions à la solde de l’Occident. L’idée, c’est de discréditer tout opposant et de faire peur. »
La purge touche aussi ses derniers compagnons de route au sein de l’AKP qui osent émettre quelques critiques. Militante du port du voile, Fatma Bostan Unsal était, jusqu’en 2016, un pilier du parti, dont elle fut membre fondatrice. Elle en a été exclue pour avoir signé une pétition pour la paix dans les régions kurdes avant de perdre son poste à l’université. « Beaucoup de gens qui ont construit l’AKP et qui, un jour, ont été critiques ont été éloignés ou sont partis. »
Certains, pourtant, refusent de baisser la tête. Ancienne ministre de l’Intérieur dans les années 1990, Meral Aksener a décidé de se présenter contre Erdogan aux prochaines élections « parce que la réputation et l’avenir du pays sont en jeu. Les apparences sont sauvegardées puisqu’il y a des élections, affirme-t-elle. Mais Erdogan aimerait que le jeu démocratique consiste à choisir lui-même ses compétiteurs. Je sais qu’il est fou de rage contre ma candidature parce qu’une femme, ancienne ministre, ose le contredire. »
Le grand manipulateur
En février lors d’un congrès de l’AKP, le président invite sur l’estrade une petite fille vêtue d’un uniforme militaire et assure qu’elle serait honorée si elle tombait pour son pays.
© Murat Cetinmuhurdar/AP/SIPA
La scène remonte au mois de février lors d’un congrès de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan. Le président invite sur l’estrade une petite fille vêtue d’un uniforme militaire. Il a assuré qu’elle serait honorée si elle tombait pour son pays : « Si elle tombe en martyre, elle sera recouverte d’un drapeau, si Dieu le veut. » Cette sortie surréaliste visait à soutenir l’opération militaire des forces armées turques contre les milices kurdes en Syrie.
Fiançailles rompues
Cette dérive dictatoriale d’Erdogan n’inquiète plus seulement les Turcs eux-mêmes. Chantage, coups de gueule, menaces… Depuis quelques années, la Turquie effraie de plus en plus les Européens et les Américains. Leur « allié » (il est membre de l’Otan et a entamé le processus de candidature à l’Union européenne) est un pays dont l’Occident a besoin. Stratégiquement et économiquement.
Entre le reis et les Occidentaux, tout avait pourtant commencé par une lune de miel. À son arrivée à la tête de l’État, Erdogan multiplie les gestes d’ouverture. Poussé par ses conseillers les plus réformateurs, il accélère le processus d’adhésion à l’UE, entamé en 1999. Il donne des gages. Il supprime la peine de mort et multiplie les réformes, notamment à destination des Kurdes, autorisés à enseigner leur langue dans les écoles. Les Européens sont sous le charme. Décidément, ce nouveau leader turc, bien qu’islamiste et nationaliste, est un interlocuteur moderne et séduisant. À Bruxelles, on applaudit et on multiplie les aides financières considérables (1 milliard d’euros par an jusqu’en 2020) pour aider la Turquie à accomplir sa marche vers l’intégration.
Les fiançailles sont rapidement rompues. Les Turcs accusent aujourd’hui l’Europe de les avoir menés en bateau. Chypre a refusé l’accord de réunification de l’île en 2004, ce qui a marqué le premier coup d’arrêt à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Dans ses meetings, Erdogan accuse désormais les dirigeants européens de ne pas avoir tenu leurs promesses et d’avoir cédé à leurs opinions publiques qui n’ont jamais accepté l’éventualité d’une adhésion de ce pays qui compte 80 millions d’habitants, par « islamophobie », dit-il.
La démission en mai 2016 du Premier ministre Ahmet Davutoglu symbolise cette rupture. Il était celui qui négociait concrètement depuis une décennie avec Bruxelles.
Depuis deux ans, la guerre est ouverte. Dans cette partie de bras de fer, Erdogan est gagnant. Il a choisi de ne faire aucun cadeau à l’Europe, qui a tant besoin de lui. Et il utilise la faiblesse des Européens à son plus grand profit. En mars 2017, les Pays-Bas ont ainsi refoulé deux ministres turcs qui venaient faire campagne sur le sol européen : l’avion qui transportait Mevlüt Cavusoglu, le chef de la diplomatie, a été interdit d’atterrissage à Rotterdam et sa collègue, chargée de la Famille, a été raccompagnée à la frontière allemande. La police néerlandaise a ensuite utilisé des chiens et des canons à eau pour disperser plusieurs centaines de manifestants turcs. Du pain bénit pour Recep Tayyip Erdogan, qui a aussitôt déclaré : « Je pensais que le nazisme était mort, mais j’avais tort. Le nazisme est encore très répandu en Occident. Il montre son vrai visage. »
Diaspora
Puissance. Erdogan fait visiter son « Palais blanc » d’Ankara au président de la Serbie, Aleksandar Vucic, le 7 mai. – © TURKISH PRESIDENCY / MURAT CETIN / Anadolu Agency
Avec l’Allemagne, il souffle sur les braises. Les fameux Gastarbeitersont près de 3 millions. C’est la plus importante communauté turque expatriée au monde. Près de 1,2 million de Turcs en Allemagne ont la nationalité allemande et, par conséquent, le droit de vote. Angela Merkel est donc particulièrement vulnérable au chantage et aux provocations d’Erdogan, qui le sait et en joue, n’hésitant jamais à commenter la vie politique allemande. En septembre 2017, lors du duel télévisé entre Angela Merkel et Martin Schulz, juste avant les élections législatives allemandes, il avait accusé les deux dirigeants des deux grands partis politiques de pratiquer des « méthodes fascistes et nazies ». L’été dernier, le président turc a même pris de haut Sigmar Gabriel, alors ministre des Affaires étrangères, avec une saillie d’une violence digne d’un boxeur : « Qui es-tu pour parler au président de la Turquie ? Connais tes limites ! Il tente de nous faire la leçon… Depuis combien de temps fais-tu de la politique ? Quel âge as-tu ? »
La France n’est pas en reste. Erdogan aime s’attaquer à la laïcité républicaine. Il sait que cela paie dans son électorat. Il y a quelques jours, dans un meeting, il a ainsi tourné en ridicule le manifeste dénonçant un « nouvel antisémitisme » en France signé par 300 personnalités, dont Nicolas Sarkozy, appelant notamment à rendre caducs des passages du Coran. Extrait de son discours : « Qui êtes-vous pour prendre d’assaut ce qui nous est sacré ? Je me pose la question : les signataires de ce manifeste ont-ils lu leurs propres textes sacrés ? Si c’était le cas, ils devraient sans doute interdire le Nouveau Testament. Nous voyons cela comme l’expression de leur ignorance. Ces signataires sont les idiots, les barbares du XXIe siècle. C’est la version occidentale de Daech. » Emmanuel Macron n’est pas épargné pour sa politique syrienne et son soutien direct et militaire aux Kurdes qui combattent Daech : « Ceux qui dorment et se lèvent avec les terroristes, ceux qui les reçoivent dans leur palais comprendront tôt ou tard leur erreur. »
Garde-frontière
Face à ces sorties, les Européens sont comme paralysés. Ils ont tellement besoin de la Turquie. En mars 2016, Angela Merkel a ainsi négocié et imposé un « accord » à ses partenaires européens pour que la Turquie joue, en échange d’un chèque de plusieurs milliards d’euros, le rôle de garde-frontière pour contenir les 4 millions de réfugiés syriens qui vivent en Turquie. Erdogan le sait et n’hésite pas à brandir la menace. Il y a quelques mois, après un vote du Parlement européen sanctionnant la Turquie, nouvelle colère : « Lorsque 50 000 réfugiés se sont présentés à la frontière, vous vous êtes lamentés et avez commencé à dire : “Que ferons-nous si la Turquie ouvre ses frontières ?” Sachez-le, si vous allez plus loin, ces frontières s’ouvriront. Sachez-le, ni moi ni mon pays ne craignons des menaces vides. »
Les Américains ne savent pas non plus comment se comporter avec cet allié encombrant au sein de l’Otan. Ils en ont besoin pour continuer à jouer un rôle dans la région. L’embarras ne date pas de l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, à qui Erdogan demande fréquemment de « modérer ses propos ».
Chef des armées. Avec plus de 500 000 actifs, l’armée turque est l’une des mieux entraînées du monde. Après la tentative de putsch des 15 et 16 juillet 2016, plusieurs miliers de militaires ont été arrêtés. © MURAT CETIN MUHURDAR
Comme les Européens, les Américains ont pourtant commencé par tomber sous le charme du sultan. En 2008, la Turquie a même été le premier pays musulman visité par Barack Obama, qui vantait un « partenariat modèle » entre les deux pays en encourageant le maître d’Ankara à jouer le rôle de leader régional. La Turquie est alors le pôle, moderne, de stabilité dans la région dont Washington rêvait. Mais la belle relation vole en éclats avec la guerre en Syrie et les révolutions arabes.
Avertissement
Problème, les Américains n’ont aucun moyen de pression. Ils ont besoin des bases militaires turques pour rester actifs dans la région et lutter contre Daech. En juillet 2016, le soir du putsch et pendant vingt-quatre heures, l’espace aérien turc a été fermé à tous les avions militaires. Le commandant turc de la base d’Incirlik (il avait participé au putsch) a été mis aux arrêts. Résultat : les avions de l’US Airforce sont restés cloués au sol. Un avertissement que les Américains ont compris. Pour bien faire comprendre à ses anciens « alliés » qu’ils doivent le traiter avec tous les égards, Erdogan s’est récemment tourné vers Vladimir Poutine, alors même que la Russie soutient Bachar el-Assad, l’ennemi juré de la Turquie.
Professeur de relations internationales à l’université d’Abant Izzet Baysal, Veysel Ayhan est candidat de l’AKP aux législatives. Dans son bureau qui donne sur une mosquée en construction dans un nouveau quartier d’Ankara, il défend sans nuance le bilan de son mentor. Pour lui, les Européens et les États-Unis respectent Erdogan parce qu’il est fort. Il en va de même pour les Turcs. « Notre pays a besoin d’un chef pour assurer sa stabilité. Le parlementarisme a de bons côtés, mais, en Turquie, dans la période actuelle, nous ne pouvons pas nous permettre ces combats politiques inutiles. Un président fort, c’est un pays fort. » Les Occidentaux n’ont plus qu’à supporter les caprices d’Erdogan. Sans mot dire. Il a gagné son pari. Il est tout-puissant.
La dictature en chiffres
– Incarcéré depuis septembre 2016 pour « tentative de renversement du gouvernement », l’écrivain Ahmet Altan (publié chez Actes Sud) a été condamné à la prison à perpétuité.
– Plus de 120 journalistes sont en prison. Selon Reporters sans frontières, la Turquie occupe actuellement la 155e place sur 180 pays en matière de respect de la liberté de la presse.
– Depuis 2016, 32 000 postes ont été créés au sein des forces de sécurité.
– 4 000 postes de juges et de procureurs ont également été créés.
– Depuis la tentative de putsch de 2016, 140 000 fonctionnaires ont été limogés.
– 50 000 personnes ont été arrêtées.
Au cœur du « Versailles turc »
Démesure. Le « Palais blanc » d’Ankara est le symbole de la « folie des grandeurs » du maître de la Turquie.
Lorsque Recep Tayyip Erdogan accueille des visiteurs étrangers dans le « Palais blanc », ils ont droit à une spectaculaire haie d’honneur. Seize gardes vêtus de cottes de mailles, d’armures ou coiffés de turbans et arborant haches ou arquebuses. Postés à l’entrée de sa nouvelle résidence officielle, ils symbolisent les seize empires turcs ou turcophones qui se sont succédé en deux mille ans. Le nouveau palais est démesuré : 200 000 mètres carrés, soit quatre fois Versailles, et 1 150 pièces.
© DR
Le coût, plus 490 millions d’euros, est assumé. Sa localisation – là où Atatürk avait installé une ferme modèle – n’a pas été choisie au hasard. Le palais accueille l’administration présidentielle, le nouveau centre du pouvoir depuis la réforme constitutionnelle.
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