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Le Monde, le 29/03/2024
Nicolas Bourcier
Alors que les Turcs votent, dimanche 31 mars, aux élections municipales, la professeure en sciences politiques analyse, dans un entretien au « Monde », comment Recep Tayyip Erdogan et son parti, l’AKP, assument de plus en plus ouvertement d’utiliser les ressources étatiques pour bâtir une société islamique.
Sebnem Gumuscu est professeure en sciences politiques au Middlebury College (Etats-Unis). Spécialiste de l’islam politique, elle est l’autrice de plusieurs ouvrages, dont Democracy or Authoritarianism. Islamist Governments in Turkey, Egypt and Tunisia (« démocratie ou autoritarisme. Les gouvernements islamistes en Turquie, en Egypte et en Tunisie », Cambridge University Press, non traduit, mars 2023 pour la nouvelle édition).
Sebnem Gumuscu, professeure en sciences politiques au Middlebury College (Etats-Unis), en 2023. TODD BALFOUR
Dans un article publié en février dans la revue « Turkish Studies », vous évoquez un islamisme rampant. Pourquoi cette qualification ?
Parce que l’islamisation de la Turquie est devenue évidente, furtive et graduelle en même temps. Je rappelle que l’islamisation ne figurait pas à l’ordre du jour de l’AKP [Parti de la justice et du développement du président Recep Tayyip Erdogan] lorsque celui-ci a remporté pour la première fois les élections générales, en 2002. Or, depuis une dizaine d’années, les autorités ne cachent plus leur orientation islamique.
Si ce long processus est aussi insidieux, c’est parce que, légalement parlant, rien ne permet de dire que la Turquie est devenue un pays islamique. Constitutionnellement, cette république reste laïque, et la façon dont Recep Tayyip Erdogan et son parti gèrent les affaires l’est aussi. Encore récemment, le président a répété que son gouvernement et lui ne s’étaient jamais immiscés dans la vie privée des gens – ce qui est vrai. Mais cette façade de laïcité n’est plus qu’une coquille vide.
Dans les années 1990, beaucoup s’inquiétaient des mouvements islamistes turcs, car ils faisaient le parallèle avec la révolution iranienne [de 1979] et sa transition abrupte vers une république islamique. Beaucoup ont pensé que l’arrivée de l’AKP au pouvoir allait marquer une islamisation explicite du pays. C’était une erreur. Cela ne s’est pas produit, mais énormément de choses se sont passées depuis.
Erdogan est un islamiste, dans la mesure où il souhaite bâtir une société plus islamique en utilisant l’autorité et les ressources de l’Etat. Ce président qui contrôle et conçoit tout, qui s’arroge autant de pouvoir et d’autorité, ne suit aucun des principes laïques, même s’il prétend les respecter. En fait, il a bouleversé l’équilibre des pouvoirs, privilégiant les musulmans [pratiquants] dans tous les aspects de la vie politique et sociale, en les plaçant au centre des priorités, aux dépens des citoyens laïques.
Quand cette islamisation a-t-elle, selon vous, commencé ?
Il est difficile de donner une date précise, mais je pense que 2011 est une année-clé pour plusieurs raisons. C’est le début du troisième mandat d’Erdogan, en tant que premier ministre [2011-2014], alors que l’ancien establishment kémaliste est déjà , dans une large mesure, neutralisé. Les militaires étaient neutralisés depuis 2009, le pouvoir judiciaire depuis 2010.
Au même moment, le Diyanet (l’organisme public chargé d’encadrer le culte) connaît une profonde réforme, visant à étendre ses activités et à accroître ses ressources. Au sein de l’administration, dès 2007, les cadres avaient été remplacés grâce à la coopération entre le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen et l’AKP. De nouveaux fonctionnaires s’installent dans la bureaucratie de l’Etat et, progressivement, la colonisent.
Lors des élections législatives de 2011, l’AKP obtient près de 50 % des voix – ce qui est énorme. D’importants dirigeants du parti font ensuite des déclarations très explicites indiquant une nouvelle orientation du gouvernement, avec des références aux idéaux islamiques. Tout est en place. L’année suivante, Erdogan annonce vouloir « former une génération pieuse » qui tiendra « dans une main un coran et, dans l’autre, un ordinateur ».
Pour la première fois, on entend le pouvoir parler d’un changement sur le plan idéologique et d’une réorientation de la société dans un sens islamique. Cette même année 2012, le gouvernement fait passer sa grande réforme de l’enseignement. Celle-ci permet l’ouverture, dès la classe de 6e, des collèges et lycées imam hatip [établissements d’enseignement secondaire professionnels publics, destinés à la formation du personnel religieux] et consacre leur expansion.
« Rose Wine and Thad », d’Onur Hastürk. Peinture, aquarelle et or sur papier, 64 × 45 cm, 2020. ONUR HASTÜRK
Vous écrivez que les « imam hatip » se sont installés au cœur même du système éducatif…
Oui, ces écoles sont devenues le bras idéologique de l’Etat. Leur nombre passe à un millier de 2012 à 2013 et augmente de 300 % les dix années suivantes. Le gouvernement a converti des écoles publiques laïques en imam hatip dans de nombreux endroits. Contraints de s’inscrire dans l’école la plus proche de chez eux, les élèves se retrouvent le plus souvent poussés vers ces écoles religieuses.
Le ministère de l’éducation a aussi veillé à placer ces imam hatip en tête des « écoles d’élite » dans 61 provinces [sur un total de quatre-vingt-un]et ainsi à orienter les meilleurs élèves vers ces établissements. Le gouvernement a en outre amélioré de manière significative la qualité des infrastructures des imam hatip en dépensant deux fois plus par élève que dans les autres écoles. Comme l’a rapporté l’agence de presse Reuters,en 2018, le gouvernement a alloué 23 % du budget de l’éducation aux imam hatip, alors que ces derniers n’accueillaient, cette année-là , que 11 % des élèves du secondaire. Le nombre d’élèves inscrits dans ces écoles a, lui, été multiplié par dix depuis la réforme, passant de 60 000 à plus de 600 000.
Il faut comprendre que les imam hatip ont toujours été une obsession pour les mouvements islamistes. Ils l’étaient pour l’association Millî Görüs [matrice de l’islam politique turc, dont le nom signifie « vision nationale »],dès sa création, en 1969, par Necmettin Erbakan [premier ministre de la Turquie de 1996 à 1997], le mentor d’Erdogan. Il s’agissait déjà de coloniser et d’instrumentaliser l’Etat et ses ressources – en l’occurrence humaines – pour islamiser la société. Tout pouvoir a besoin de bureaucrates et de fonctionnaires pour faire fonctionner ses institutions. Désormais, les cadres de l’administration viennent tous des imam hatip. Ceux qui ont grandi dans les années 1970, 1980 et 1990, et qui sont diplômés de ces écoles religieuses, sont ceux qui, aujourd’hui, sont nommés ou promus à des postes importants.
Malgré des résultats médiocres dans leur ensemble, ces établissements continuent de bénéficier, de la part de l’Etat, de ressources toujours plus importantes que celles octroyées à n’importe quelle autre école, en raison du programme qu’ils dispensent.
Ce phénomène correspond-il à ce que vous appelez une « islamisation par le haut » ?
Oui, une islamisation qui ne laisse pas le choix : vous devez inscrire votre enfant dans le collège ou le lycée le plus proche, qui se trouve être un… imam hatip – à moins d’avoir suffisamment d’argent pour payer une école privée, ou le courage d’aller plus loin, dans des classes publiques désormais surchargées.
Dans un autre registre, le pouvoir n’interdit pas l’alcool, mais il impose des taxes vertigineuses sur chaque bouteille. Tout cela s’inscrit dans un processus qui va du haut vers le bas, toujours au détriment des laïques. Plus largement, on observe une transformation des institutions publiques existantes, comme le système d’éducation et le Diyanet, en une infrastructure que l’on peut appeler dawa [l’« appel » à l’islam et la conversion à la « cause »] et qui sert à répandre la croyance islamique et ses pratiques.
A cela s’est ajouté, au fil des ans, le principe islamique « commander le bien et interdire le mal », qui privilégie l’identité musulmane dans la société avec, pour corollaire,un prix toujours plus élevé à payer pour mener un mode de vie laïque. Et puis, il y a ce rappel idéologique à l’imaginaire politique islamique du califat avec un retour de l’islam dans l’espace public.
Comme avec ces 17 000 mosquées construites en Turquie depuis l’arrivée de l’AKP ?
En effet, la fonction d’une mosquée est aussi l’occupation de l’espace public. Cette tendance n’est pas nouvelle : dans les années 1920, les réformes républicaines visaient elles aussi à dominer l’espace. Il fallait le rendre laïque, le remplir de symboles profanes. L’objectif principal de l’islam politique turc a été précisément d’inverser cette tendance en ramenant l’islam dans l’espace public.
Le cas de la basilique Sainte-Sophie [transformée en musée par Atatürk en 1934, puis en mosquée par Erdogan en 2020], à Istanbul,est très parlant. Pendant des années, les partisans de l’islam politique ont rêvé de la transformer en mosquée, et ils l’ont fait. Cette conversion est la quintessence, voire la décision ultime, visant à montrer que l’espace public est désormais islamique et non laïque.
Dans le même registre, et toujours à Istanbul, il y a eu l’inauguration [en mai 2021] d’une mosquée sur la place Taksim – haut lieu de lamémoire kémaliste et des mouvements sociaux passés. Puis celle du quartier de Levent [quartier des affaires, réputé laïque]. Et encore la gigantesque mosquée bâtie [et inaugurée en 2019] sur les hauteurs de Çamlica, qui surplombe quasi toute la ville. Impossible de l’ignorer. Sa fonction n’est pas d’accueillir une foule de croyants, mais bien de dominer l’espace.
On observe aussi un changement des toponymes des rues et des places. Certains campus universitaires sont rebaptisés en külliye, un terme qui décrit un complexe de bâtiments d’utilité publique concentrés autour d’une mosquée. Tout cela participe de cette islamisation par le haut, de ce processus rampantdevenu évident au fil des ans, qui ne laisse plus d’ambiguïté sur les intentions du pouvoir.
Plusieurs études montrent un léger et lent recul de la pratique religieuse. La Turquie n’échappe pas à la globalisation et à l’importance des réseaux sociaux. Comment, alors, mesurer l’impact réel de cette islamisation insidieuse ?
La question est difficile. Erdogan utilise les ressources de l’Etat pour orienter le pays sur une voie plus islamique. Est-ce que ça marche ? Je n’en suis pas sûre. Ce processus s’accompagne de pressions venues d’en haut. Toutes ces injonctions peuvent créer des malaises, y compris chez les fonctionnaires. Les imam hatip n’enthousiasment pas les familles, même au sein de l’électorat AKP. Sans compter la globalisation et le fait que les nouvelles générations ne se soumettent plus comme avant à l’autorité… Il pourrait y avoir des conséquences imprévues pour le pouvoir. Pour l’heure, je constate surtout un regain de nationalisme – comme un peu partout d’ailleurs, mais il s’agit là d’une autre histoire.
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