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Le Monde, le 13/01/2016
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Des personnes se recueillent près du site de l’attentat dans le quartier historique de Sultanahmet, à Istanbul, le 12 janvier 2016.
L’explosion était si forte qu’elle a été entendue à des kilomètres à la ronde à Istanbul. Mardi 12 janvier à 10 h 20 heure locale, un kamikaze a déclenché sa charge explosive au milieu d’un groupe de touristes étrangers à quelques mètres de la Mosquée bleue, au pied de l’obélisque de Théodose dans le quartier historique de Sultanahmet, faisant dix morts – parmi lesquels huit Allemands et un Péruvien – et quinze blessés. Des témoins sur place ont raconté avoir senti une secousse « semblable à un tremblement de terre », d’autres ont vu de loin « une énorme boule de feu ». Des photos prises sur place juste après la déflagration montrent des corps ensanglantés sur le pavé de l’esplanade arborée, très prisée des touristes, turcs comme étrangers.
Bouclé par la police, le quartier de Sultanahmet s’est vidé de ses visiteurs. Dans les ruelles pittoresques désertes autour de la Mosquée bleue, les commerçants faisaient grise mine. L’attaque est un coup dur pour la Turquie, qui accueille chaque année plus de 40 millions de touristes. Selon le président de l’association du tourisme de Sultanahmet, Yasar Yavuz : « C’est un coup terrible porté à notre activité. Ce quartier comporte 7 000 hôtels, 70 000 personnes y sont employées. Déjà , les clients des hôtels font leurs valises. Pour nous, la saison touristique 2016 est terminée. »
« L’auteur de cette attaque est un étranger membre de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI] », a déclaré le premier ministre, Ahmet Davutoglu, lors d’une brève allocution télévisée. Selon les autorités, son auteur est un ressortissant saoudien âgé de 28 ans, Nabil Fadli. -Selon l’agence de presse Dogan, l’homme serait entré en Turquie depuis la Syrie le 5 janvier. Mais l’attentat n’a pas encore été revendiqué par l’EI.
Scénario de cauchemar
Pour Ankara, il s’agit de la quatrième attaque de l’EI sur le sol turc. En 2015, trois attentats attribués à l’organisation djihadiste avaient ensanglanté le pays – le 6 juin à Diyarbakir (4 morts) ; le 20 juillet à Suruç, non loin de la frontière syrienne (34 morts) ; et le 10 octobre à Ankara (103 morts).
L’attentat de mardi a délibérément pris pour cible des touristes étrangers. Le message est double, à l’attention du gouvernement turc, dont la politique de soutien aux groupes djihadistes qui combattent en Syrie est aujourd’hui questionnée, et à destination des ressortissants occidentaux, devenus des cibles dans n’importe quel point de la planète.
L’attaque révèle la vulnérabilité de la Turquie, qui, après avoir longtemps fermé les yeux sur les agissements de l’EI, se retrouve aujourd’hui happée par le conflit syrien. Dès le début de la révolution syrienne, les islamo-conservateurs au pouvoir à Ankara ont soutenu les principaux groupes armés salafistes, perçus comme le fer de lance du combat contre le régime de Bachar Al-Assad et comme un remède efficace contre les ambitions autonomistes des Kurdes syriens.
Redoutables combattants sur le terrain, ces derniers tiennent désormais une bonne partie des territoires qui jouxtent la frontière avec la Turquie. Un scénario de cauchemar pour Ankara, qui redoute la constitution d’un embryon d’Etat kurde dans le nord de la Syrie, dirigé de surcroît par le Parti démocratique du Kurdistan (PYD), étroitement lié au PKK.
Pendant des années, armes et candidats au djihad ont transité sans problèmes entre la Turquie et la Syrie. Les djihadistes se faisaient soigner dans les hôpitaux turcs, on ne comptait plus les  » maisons d’hôtes  » pour salafistes à Gaziantep, à Urfa, à Kilis, à Antakya, tandis que les passeurs pouvaient compter sur la bienveillance des forces de l’ordre pour faire transiter de l’autre côté les djihadistes venus du monde entier. La frontière avec la Syrie, longue de 900 kilomètres, était devenue une vraie passoire, la Turquie,  » une autoroute du djihad « , selon l’expression de la presse locale.
Il a fallu attendre l’été 2015 pour que le numéro un turc, Recep Tayyip Erdogan, choisisse son camp, celui de la coalition internationale anti-EI. Mais le ver était dans le fruit, avec l’implantation de  » cellules dormantes  » de l’EI sur tout le territoire turc, comme l’ont reconnu début 2015 les services secrets du pays. Le 11 janvier, la chaîne de télévision Habertürk a évoqué la présence à Ankara d’un réseau dormant de 450 djihadistes recrutés par l’EI.
Les récents coups de filets de la police contre les milieux djihadistes ne semblent guère les avoir affaiblis. L’EI a signé récemment plusieurs assassinats d’opposants syriens réfugiés en Turquie. Fin décembre 2015, Naji Jerf, rédacteur en chef du magazine syrien Hentah, a été tué par balles en plein jour à Gaziantep, à quelques pas d’un immeuble abritant des médias de l’opposition syrienne.
Fin octobre, l’EI avait revendiqué l’assassinat d’Ibrahim Abdel Kader, un jeune militant syrien, et celui de son ami Farès Hamadi, retrouvés décapités dans un appartement à Sanliurfa, dans le sud de la Turquie. Les trois hommes faisaient partie du collectif  » Rakka est massacrée en silence « , qui enquête secrètement sur les exactions des djihadistes dans la capitale autoproclamée de l’organisation extrémiste en Syrie.
Malgré les récents efforts des autorités turques pour mieux contrôler les frontières avec l’Irak et la Syrie, une bande de territoire d’une centaine de kilomètres avec la Syrie, au sud de Gaziantep, demeure ouverte au passage des combattants étrangers.
Voici des semaines que les Occidentaux demandent aux Turcs de bloquer hermétiquement ce point de passage, en vain. Il s’agit du seul et unique point de contact et d’approvisionnement des groupes armés salafistes tels le Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida), Jaïch Al-Fatah (l' » Armée de la Conquête « ), Ahrar Al-Sham et Ansar Al-Sham, soutenus par Ankara. L’attentat de Sultanahmet va-t-il faire changer la donne ?
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