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Ouest-France, le 18/08/2020
Bruno Tertrais revient sur les profondes divergences et tensions qui marquent les relations entre la France et la Turquie.
Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, revient sur les relations, à couteaux tirés, entre la Turquie et la France.
« Une responsabilité historique et criminelle. » Tels étaient les mots employés fin juin par Emmanuel Macron à propos de la politique turque en Libye. Un langage rarement usité entre dirigeants alliés.
Certes, le temps n’est plus où Louis XIV souhaitait la victoire des Ottomans lors du siège de Vienne (1683). Mais il est très rare que deux pays membres de l’Otan en viennent à une telle rhétorique. Car, de son côté, Recep Tayyip Erdogan, le bouillant président turc, ne s’était pas privé d’insulter son homologue français fin 2019, suggérant qu’il était en état de « mort cérébrale ».
Que s’est-il passé pour qu’on en vienne à cette crise majeure entre les deux pays, inédite dans l’histoire moderne ? Certes, les choix français ont parfois été contestables. En Libye, la France donne le sentiment de soutenir le mauvais cheval – les forces du maréchal Haftar – alors qu’Ankara agit en soutien du gouvernement reconnu par l’Onu.
Mais ceux de la Turquie vont à l’encontre des intérêts français : envoi de mercenaires djihadistes en Libye, non-respect de l’embargo sur les armes et manœuvres militaires agressives ; prétentions territoriales en Méditerranée avec à la clé le contrôle des zones gazières ; chantage à l’ouverture des frontières aux réfugiés syriens…
Nouveau nationalisme turc
En outre, M. Erdogan ne pardonne à la France ni sa reconnaissance du génocide arménien ni son soutien aux forces kurdes en Syrie. Enfin, il fait la promotion d’une version séparatiste de l’islam politique peu compatible avec le modèle républicain, et tente de contrôler la communauté turcophone présente dans notre territoire. La propagande turque sur les réseaux sociaux n’a plus rien à envier, dit-on, à celle de la Russie.
Le nouveau nationalisme turc mêle revanchisme, paranoïa, et impérialisme. Revanchisme sur les humiliations prétendument subies par l’empire ottoman au début du XXe siècle. Paranoïa vis-à -vis d’un Occident accusé de chercher la chute de M. Erdogan. Impérialisme à la fois territorial et religieux : la Méditerranée orientale doit devenir un lac turc, Ankara doit être le leader du monde sunnite.
La Turquie n’est évidemment pas l’ennemie de la France. Mais si M. Erdogan choisit d’être l’adversaire de l’Europe, il faut le traiter comme tel.
Parce que sa présence ne sera pas éternelle, il importe de maintenir des liens avec la société turque. Il faut également se garder de faire de cette question un tête-à -tête entre deux pays. Qu’il s’agisse de la Syrie et de la Libye, des réfugiés, du droit de la mer, de la sécurité énergétique, de la place de l’islam dans les sociétés occidentales, les enjeux sont européens, voire mondiaux : Moscou et Pékin regardent la manière dont nous réagissons aux prétentions turques en Méditerranée…
Ce n’est pas du côté de l’Otan que nous trouverons un appui. L’organisation n’est pas faite pour régir les différends entre ses membres, et Ankara dispose d’un droit de veto sur ses décisions. C’est d’ailleurs pour cela que l’on ne pourrait l’en expulser. C’est donc avec nos voisins européens qu’il faut engager un rapport de force avec un pays dont l’économie reste dépendante de celle de l’Europe et qui est encore officiellement candidat à l’UE.
Avec un dirigeant comme M. Erdogan, seule la fermeté paye. Mais l’escalade verbale ne servirait personne. L’Europe a suffisamment de crises à gérer actuellement : il ne s’agit pas d’alimenter une rhétorique qui serait exploitée par les jusqu’au-boutistes d’Ankara. Personne n’a envie de jouer la revanche des guerres balkaniques des années 1910.
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