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Le Monde, le 12/06/2021
TRIBUNE
Marc Pierini
Ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie
Les relations compliquées avec Moscou, qui maintient une attitude provocatrice, et Ankara, qui reste dans une politique stratégique ambivalente, sont un sujet délicat, avant le sommet de l’OTAN le 14 juin, explique, dans une tribune au « Monde », Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie.
Le prochain sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord [OTAN], le 14 juin à Bruxelles, est crucial pour l’Alliance atlantique : si Joe Biden apporte un ton plus constructif dans les discussions, il n’en reste pas moins que l’organisation est confrontée à une posture provocatrice de la Russie et à une politique plus qu’ambivalente de la Turquie qui, elle, souhaite se situer à égale distance de l’Alliance et de Moscou.
La cohésion de l’OTAN est mise à rude épreuve. Le sommet du 14 juin, doublé d’un sommet Union européenne – Etats-Unis le lendemain, sera, au moins sur la forme, un immense soulagement pour les dirigeants européens par rapport aux quatre années écoulées : les Etats-Unis, tout en restant fermes quant à leurs intérêts économiques et au partage du fardeau au sein de l’OTAN, ne vont plus agir sur le mode impulsif cher à Donald Trump.
Par-delà la réaffirmation de la force de la relation transatlantique, le plat de résistance du sommet de Bruxelles sera assurément la relation avec la Russie, dont la politique étrangère est articulée sur la perception aiguë d’un « encerclement » de la part de l’OTAN. Dans ce contexte délicat, l’Alliance devra aussi tenter de rationaliser le comportement de la Turquie au cours des deux dernières années. Dans un style agressif, la Turquie a agi en Syrie, en Libye et en Méditerranée orientale, de manière unilatérale, sans concertation avec ses partenaires transatlantiques. Bien plus fondamentalement, au prétexte du refus de Washington de partager la technologie de ses missiles Patriot, la Turquie a acquis et déployé des systèmes russes antimissiles S-400, créant ainsi une situation hors norme au sein de l’Alliance.
Certes, le discours politique turc autour de ce déploiement est bien rodé : le monde a changé avec la chute de l’Union soviétique, la Turquie est montée en puissance économiquement et militairement, elle ne peut donc plus se satisfaire d’être liée uniquement à la communauté transatlantique. En d’autres termes, l’objectif d’Ankara serait de parvenir à une position équidistante des Etats-Unis, de l’Union européenne, de la Russie et de la Chine, tout en exploitant au mieux les images attendues de la rencontre Erdogan-Biden, en marge du sommet de l’OTAN.
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Vue depuis l’OTAN, la réalité est plus complexe. Tout d’abord, l’armée de l’air turque se trouvera scindée en deux. Ses forces conventionnelles (notamment ses 245 chasseurs-bombardiers F-16) sont reliées opérationnellement à l’OTAN, mais sa défense antimissile (les S-400, par définition déconnectés des mécanismes de l’OTAN) restera dépendante de Moscou pour son entretien, et posera donc un inextricable problème d’accès de la Russie à des données concernant les forces alliées.
« Derrière une apparente diversification de ses achats militaires, Ankara a permis à la Russie de prendre un avantage substantiel sur l’architecture transatlantique de défense de l’Europe »
Plus important encore, en vendant des missiles à la Turquie, la Russie renforce doublement sa posture défensive sur son flanc méridional : d’une part en damant le pion aux missiles Patriot américains, et d’autre part en empêchant par ricochet la vente de chasseurs-bombardiers furtifs F-35 américains à la Turquie. En d’autres termes, derrière une apparente diversification de ses achats militaires, Ankara a permis à la Russie de prendre un avantage substantiel sur l’architecture transatlantique de défense de l’Europe.
Le gain stratégique de la Russie, facilité par le choix du président Erdogan de se démarquer de l’OTAN, est sans précédent dans l’ère postsoviétique. Il va de pair avec un renforcement durable des positions des forces armées russes en Syrie, en Libye, en Méditerranée et en Afrique (République centrafricaine et Soudan, notamment). De son côté, le dirigeant turc a de fortes motivations de politique intérieure pour poursuivre dans cette voie anti-occidentale, ne serait-ce que pour maintenir sa coalition islamo-nationaliste au-dessus de la ligne de flottaison. Il faudrait un coup de théâtre pour ramener la Turquie vers une adhésion univoque au camp transatlantique et voir la Russie accepter un gel explicite des missiles vendus à Ankara.
Divergences politiques
A défaut, il restera à voir comment traduire – à huis clos et dans des domaines plus limités – le concept, répété à l’envi, d’une « Turquie partenaire essentiel de l’OTAN ». Rôle plus substantiel en Afghanistan après le retrait américain ? Présence renforcée de la Turquie dans les opérations maritimes de l’OTAN en mer Noire ? Retrait des mercenaires syriens envoyés par la Turquie en Libye et application par Ankara des conclusions de la Conférence de Berlin de janvier 2020 ? Rapprochement avec les partenaires occidentaux dans la résolution de la guerre en Syrie ?
A ces difficultés s’ajoutent les divergences politiques entre Ankara et les puissances occidentales qui sapent la confiance dans le président turc : démantèlement constant de l’Etat de droit (y compris dans la perspective de prochaines élections législatives et présidentielle), proclamation récente par le président Erdogan que le multipartisme n’est pas une voie d’avenir en Turquie, retrait de la convention d’Istanbul pour lutter contre la violence faite aux femmes, outrages personnalisés à l’égard de la chancelière allemande, Angela Merkel, et du président français, Emmanuel Macron, intrusions dans la politique intérieure de plusieurs pays européens.
Posture turque alignée sur celle de Moscou
Cette entente turbulente entre les présidents russe et turc – annonces de vente d’armements turcs à la Pologne et l’Ukraine ou divergences sur la Crimée – a donc une conséquence bien réelle : elle a entraîné Recep Tayyip Erdogan à afficher une posture militaire, politique et sociétale largement alignée sur celle de la Russie. Récemment, Ankara a même obligé les instances de l’OTAN à atténuer fortement leur déclaration sur le détournement par la Biélorussie d’un appareil de la compagnie Ryanair.
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Ramener le président turc vers des positions plus acceptables pour l’Alliance atlantique sera d’autant plus hasardeux que la profonde crise économique de son pays menace ses dix-huit ans de domination politique et que cette situation électorale fragilisée pourrait le porter à de nouveaux excès en interne (répression accrue des opposants, altération de la loi électorale) et en externe (forcer une solution à deux Etats à Chypre).
Marc Pierini a été ambassadeur de l’Union européenne en Turquie de 2006 à 2011 ; il est chercheur invité à Carnegie Europe, centre européen de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.
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