Un islamo-nationaliste maquillé…

En 2003, lorsqu’il devint chef du gouvernement turc, le monde occidental salua en Recep Tayyip Erdogan un leader musulman démocrate. A l’époque, même les libéraux et les socialistes de Turquie accueillaient positivement les avancées ouvrant la voie des négociations d’adhésion avec l’Union européenne, les efforts pour résoudre la «question kurde», et sa politique de paix avec le voisinage. Car pour eux, le principal obstacle à la démocratisation du pays était le régime putschiste de tutelle militaire s’appuyant sur des cadres kémalistes, civils et militaires.

Pourtant, déjà, certains se méfiaient d’Erdogan en raison de ses origines islamistes, le soupçonnant de poursuivre un agenda secret. Aujourd’hui, force est de constater que ces derniers ont eu raison, puisqu’il semble que pour le chef de l’Etat, la démocratie n’était qu’un bouclier servant à contrer les coups de l’armée.

Il a d’ailleurs jeté bas le masque dès 2010, avouant explicitement son ambition de créer une société conforme à la vision de l’islam politique. Depuis, dans ses discours, la démocratie est réduite au seul scrutin majoritaire, et la nation définie comme l’ensemble des Turcs votant pour sa personne.

Les valeurs conservatrices religieuses, d’abord «conseillées» à la population, commencent progressivement à lui être imposées. Le Président n’hésite plus à proclamer sa volonté de former de «nouvelles générations pieuses» : les valeurs de l’islam sunnite sont désormais inscrites dans le cursus scolaire et les étudiants sont canalisés vers les fameuses «écoles d’imams», en nombre croissant.

Une propagande sournoise dénigre le mode de vie occidental laïc. La mentalité patriarcale et les valeurs conservatrices religieuses, en particulier dans le domaine de la famille et du statut de la femme, deviennent hégémoniques.

La question kurde est un autre révélateur de la transformation d’Erdogan : en 2013, il avait initié un processus de paix en espérant attirer à lui le vote kurde. Mais après avoir constaté que la paix profitait plutôt au mouvement kurde et aux forces démocratiques [le HDP, parti de gauche prokurde, a obtenu 13 % des suffrages aux législatives de juin 2015, ndlr], il a repris le chemin de la guerre. En deux ans, cette guerre a dévasté la population civile et ravagé les villes de la région. Le maquillage gouvernemental a coulé, et l’éternelle phobie antikurde du nationalisme turc a refait surface.

Le putsch manqué du 15 juillet 2016 a été le troisième acte de sa métamorphose. Erdogan a confié que cette folle tentative de coup d’Etat était pour lui un «don du ciel». En effet, l’état d’urgence lui a permis d’écraser tous ses opposants.

Transformé en autocrate islamiste, le Président est cependant de plus en plus isolé au sommet de l’Etat : son entourage, qui ne l’appelle plus que «reis» («le chef»), n’ose plus le critiquer, même lorsqu’il s’engage dans une fuite en avant paranoïaque et irrationnelle, motivée, dit-on, par sa crainte d’être victime d’un assassinat. Or, on le sait, la peur est mauvaise conseillère.

 

… devenu boulimique du pouvoir

Le fondateur du parti de l’AKP déclarait avoir «quitté les habits de l’islam politique» dont il était issu, se définissant comme conservateur et démocrate. C’était après sa première victoire aux élections législatives, en 2002. Erdogan promettait alors la normalisation démocratique de la Turquie, notamment en réalisant l’adhésion à l’UE. Il a effectivement mené des réformes en ce sens, en gros jusqu’au lendemain de l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’UE en 2005.

Avec l’assombrissement de la perspective d’adhésion à partir de 2007, le desserrement de l’emprise de l’armée (en partie par des procès iniques), et sa maîtrise progressive de l’appareil d’Etat, le chef populiste et authentiquement populaire de l’AKP a commencé à montrer un visage plus autoritaire. Fort de ses succès électoraux et se voyant comme le nouveau leader du monde arabo-musulman, Erdogan a été saisi d’une ivresse de pouvoir. Les vieilles antiennes islamistes ont refait surface dans son discours : réislamisation de l’espace public et formation d’une jeunesse pieuse.

L’ampleur des protestations du parc Gezi, en juin 2013, a eu l’effet d’une douche froide sur le leader de l’AKP, qui pensait que plus rien ne pouvait lui résister. Il opta pour la répression brutale du mouvement citoyen. Et choisit de polariser les divisions socioculturelles historiques de la Turquie pour consolider sa base partisane. En 2013, les révélations sur la corruption de son entourage (puis de lui-même) l’ont conduit à accélérer sa trajectoire autoritaire.

Elu président de la République en 2014, Erdogan a prétendu qu’avec lui, le régime était devenu de facto présidentiel ; sans convaincre tout le monde, même dans son propre parti. Finalement, la tentative de putsch du 15 juillet 2016 lui facilitera le travail : appuyé par un régime de contre-coup d’Etat extrêmement répressif et retissant l’alliance sunnite-nationaliste antikurde, il a été définitivement consacré comme hyperprésident par la réforme constitutionnelle adoptée à une courte majorité lors du référendum d’avril dernier.

La Turquie est devenue une «autocratie élective», où règne l’arbitraire. Tous les pouvoirs, sans exception, y compris le contrôle de la justice, sont concentrés dans les mains d’une seule personne. Un parti-Etat, l’AKP, est mis en place, avec en son centre le chef qui, pour assurer sa réélection en 2019, affiche une posture islamo-nationaliste agressive, en essayant aussi d’absorber le parti d’extrême droite nationaliste MHP.

Erdogan vient de faire inscrire quatre principes dans les statuts de l’AKP : un seul Etat, une seule nation, une seule patrie et un seul drapeau. Deux autres principes, sans être prononcés, se dessinent : une seule langue (le turc) et une seule religion (l’islam sunnite). Et un seul chef, cela va sans dire.